samedi 10 décembre 2016

Cheïkh Ahmed Ben Miled, un illustre savant zeïtounien




Commémoration : Cheikh Ahmed Ben Miled, un illustre savant zeïtounien *                                                                                                                                                         Khaled Lasram      "Réalités", 23 décembre 2016, n° 1617, pp. 46, 48, 50.                             




                                                 
         
         Il y a presque un demi-siècle, disparaissait l’une des figures les plus représentatives de l’Université de la Zitouna : Cheikh Ahmed Ben Miled. Modèle de vertu, de droiture et d’abnégation, il dédia sa vie entière au culte de la foi et au service du savoir. La nouvelle de sa mort, annoncée soudainement le 18 décembre 1970, plongea les milieux intellectuels et une large population dans une profonde consternation.

             En effet, invités à Kairouan par le Professeur Mahmoud Gribaa qui avait organisé une veillée consacrée à la lecture du Coran, après avoir auparavant accompli l’incontournable visite du sanctuaire du Compagnon du Prophète Abou Zam’a al-Balawî, Cheikh Ahmed, ses condisciples Cheikhs Arbi Annabi et Mohamed Ghrissi, ainsi que Mustapha Nasra et le docteur Ben Abda furent victimes, sur la route du retour, d’un grave accident qui coûta la vie à toutes ces pieuses personnes. Les Imams des mosquées, lors de leur prêche, implorèrent la clémence du Seigneur pour ces regrettés disparus. Ils célébrèrent en particulier les qualités exceptionnelles du Cheikh Ahmed Ben Miled, un si précieux personnage dont la perte entraîna un grand vide au sein de la constellation des moudarris qui brillaient alors d’une dernière lueur, et dont il n’en subsistait qu’un nombre restreint, après la fermeture forcée, au lendemain de l’Indépendance, de la séculaire Université de la Zitouna.

             Né en 1911 à Tunis, dans une famille appréciée pour sa haute moralité et la dignité de ses mœurs, le jeune Ahmed reçut une éducation soignée où se rejoignent la rectitude et la courtoisie. Mais il perdit son père, Haj Md Tijani Ben Miled (Amine de la Corporation des agriculteurs), alors qu’il avait à peine huit ans.  Sa mère, Jenaïna, fille de Hassouna Ben Youssef, veilla de près à son instruction. Elle l’envoya à l’école al-Arfania de l’Association caritative islamique, rue al-Wirghi, et c’est grâce aux soins de maîtres dévoués et compétents, tels que les Cheikhs Abdelkader Attia, Arbi Mejri, Mohamed Manachou, Mohamed Boudhina et Abderrahmane Bousnina, qu’il put recevoir une formation assez solide en langue arabe et assimiler quelques notions préliminaires en fiqh al-‘ibâdât (pratiques cultuelles) et en tafsir (commentaire du Coran). (1)

             De nature sociable et communicative, le jeune élève se lia d’une amitié durable avec  quelques-uns de ses camarades, en particulier Ahmed Khayreddine (qui sera plus tard connu pour ses pièces de théâtre radiophoniques et ses paroles de chansons) ainsi que Hédi Labidi (figure marquante de la Presse en Tunisie) et Brahim Bouallègue (khélifa des banlieues). C’est d’ailleurs avec ces deux derniers, comme il le racontait lui-même, qu’il rivalisait de talent en matière de tajwid. (2)      
          Dès son entrée à la prestigieuse Université de la Zitouna, il assista régulièrement aux cours magistraux assurés par une pléiade d’ulémas de grande réputation : Cheikh Md Aziz Djaït, Mohamed Zaghouani, Mohamed Ben Youssef, Taïeb Siala, Mouaouia Témimi, Md Béchir Naïfar, Hattab Bouchnak, Sadok Chatti, Belhassen Najjar, Md Salah Dorii, Abdessalam Tounsi et bien d’autres encore, de la même trempe.

             L’enseignement zeïtounien se basait sur un programme à long terme qui s’appliquait aux deux cycles, secondaire et supérieur. Il s’achevait par l’octroi d’une licence (Alimia) « section sciences religieuses » (qism chara’i) ou d’une licence « section langue et littérature arabe » (qism adabi). (3) Ces deux sections se donnent pour principal objectif la préservation de l’Islam en tant que dogme et lois canoniques (chari’a) et la conservation de la langue arabe en tant que langue du Coran. Dans un contexte historique où se maintenait une politique coloniale d’assimilation, d’asservissement et d’acculturation, la Zitouna constitua un bastion défensif, œuvrant à la sauvegarde des valeurs de base de la société tunisienne et joua un rôle déterminent dans l’affermissement de l’identité nationale.

             Doté d’une infaillible mémoire, le studieux talib Ahmed Ben Miled gravit rapidement les échelons. On lui fit sauter une année grâce à son excellent niveau, et il subit avec succès ses examens de la Ahlia (1er cycle secondaire), du Tatwi’ (2eme cycle secondaire) (1930) (4) et de   la 'Alimya, qism chara’i, (équivalent à la licence) (5). En 1935, à l’âge de vingt-quatre ans, il décrocha le Tadris de troisième classe. Ce diplôme l’habilita à l’exercice de l’enseignement. Il ne tarda pas à obtenir le Tadris de deuxième classe, à la suite duquel il fut affecté, en plus de son poste permanent à la Grande Mosquée, au Collège Sadiki et à l’Ecole Normale d’Instituteurs. En 1942, il obtint sur concours le tadris de première classe, ce titre étant réservé à quelques élus qui jouissaient à cette époque de la haute estime et du respect dus à leur sagesse et à leur érudition. Ces moudarris de première classe se distinguaient, dans leur apparence extérieure, par le port d’une jebba dont la frange est ornée de « chmiss » (motifs en forme de soleil). (6)






 Comportant plusieurs matières : ‘aqîda, hadîth, fiqh, usûl…, les cours et séminaires qui incombaient au Cheikh Ahmed nécessitaient une révision systématique des manuels de base inscrits dans le programme. Celui-ci les complétait par une consultation de divers commentaires, abrégés, glossaires et variances de textes, étendant la sphère de ses connaissances par un effort personnel et continu. C’est ainsi qu’il fut parmi les enseignants les plus sollicités en vue de participer au grand projet d’aménagement et de réforme de l’enseignement mis en application par le Recteur Cheikh Md Tahar Ben Achour. (7) L’un des points les plus importants de ce projet fut la suppression de vieux livres enseignés jusque-là et dont le contenu se réduit, pour leur part, à des emprunts et à des compilations. Ces derniers sont remplacés par d’autres livres, plus méthodiques, alimentés par une analyse réflexive et une pensée critique, suscitant chez le lecteur plus de clairvoyance et de largeur de vue. En ce sens, et grâce à ses qualités scientifiques, Cheikh Ahmed a été désigné par le Recteur de la Zitouna, à ce moment Cheikh Md Aziz Djaït (lui-même fervent partisan des réformes déjà esquissées par son prédécesseur Cheikh Ben Achour) pour enseigner quelques ouvrages destinés aux étudiants du cycle supérieur. Ces ouvrages comptent sans doute parmi les plus complexes et les plus approfondis en matière de usûl al-‘aqîda (dogme) tel que : « al-‘Aqâid an-Naçafîya », célèbre traité de croyance de l’Imam an-Naçafî (XIe-XIIe s.), ou en matière de usûl (méthodologie de droit) tels que « Jam’ al-Jawâmi’ » de Tajeddine Ibn as-Assoubkî (XIVe s.), commenté par al-Jalâl al-Mahalli (usûl al-fiqh) et, notamment, «al-Ichrâf ‘alâ masâil al-khilâf » du Cadhi Abdelwahab (Xe-XIe s.). Dans ce dernier ouvrage, l’auteur tente de faire prévaloir ses avis, à travers un raisonnement très argumenté et persuasif, sur des questions controversées et maintes fois débattues par les fouqahas de l’école malikite et ceux des autres écoles sunnites. (8) Tous ces recueils destinés aux étudiants de niveau supérieur ont donc été confiés au Cheikh Ben Miled, eu égard à son niveau intellectuel élevé et à sa vaste culture.



Cheikh Ahmed Ben Miled tenant séance de cours, à proximité de la dokkana (banc) d’al-Khidhr, côté ouest. Ses tolbas, accroupis, l’entourent en demi-cercle (halqa). (Cette photographie, prise le 2 avril 1953, est, à cette époque, le seul et unique document se rapportant à ce sujet). (9) 



                 En 1943, il a été nommé Cadhi (magistrat) au Tribunal Mixte immobilier et, en 1953, il a été investi de la charge de Mufti malikite, fonction juridique et civile exigeant des interprétations du droit canonique. Symbole de sa nouvelle dignité, il porta dès ce moment sur les épaules un taylasân (châle en cachemire).




Tribunal Mixte Immobilier (1946-47) (institué en 1885, dénommé depuis 1957 Tribunal Immobilier de Tunisie). Au centre, Cheikh Ahmed Ben Miled, 2è à sa gauche, Cheikh Md Hédi Belkadhi. 



            En 1949, il a été désigné en tant que membre des tribunaux supérieurs du chara’, que présidait à ce moment Cheikh Md Aziz Djaït, en sa qualité de Cheikh Islam malikite et Ministre de la Justice. Cheikh Ahmed fit ainsi partie de la commission qui contribua à l’élaboration de la lêiha (proposition de loi) codifiant le Statut personnel et le droit immobilier. Cet avant-projet devança le Code du Statut Personnel (CSP), promulgué en août 1956, sous l’impulsion de H. Bourguiba, alors président du Conseil des Ministres. (10)




              CSP promulgué le 13 août 1956 et signé par le Premier ministre et chef du gouvernement Habib Bourguiba


             Ce nouveau Code, abolissant l’ancienne législation, suscita d’ailleurs de vives réactions dans le milieu zeïtounien.  Treize parmi les membres des tribunaux malikites et hanafites, dont Cheikh Ahmed Ben Miled, avaient signé une fatwa collective désapprouvant certains des articles mentionnés dans le nouveau Code, notamment ceux interdisant la pratique de la polygamie et de la répudiation qu’ils trouvaient « non conformes aux prescriptions du Coran, de la sunna et de l’ijma’ (accord complet des oulémas) ». La plupart de ces signataires, dont les noms suivent, furent révoqués ou mis à la retraite par les Autorités : Cheikh Mohammed Abbès (Cheikh Islam hanafite), Md Béchir Naïfar, Ibrahim Naïfar, Md Hédi Belkadhi, Ali Mehdi Naïfar, Mohamed Mestiri, Ali Belkhodja, Taïeb Siala, Hattab Bouchnak et enfin Cheikh Ahmed Ben Miled qui se démit de sa charge en tant que membre des Tribunaux du Chara’. (11)



Au Diwân du Tribunal charaïque ; de g. à d. Cheikhs Md Aziz Djaït, Taïeb Siala, Ahmed Ben Miled (en communication téléphonique) et Brahim Naïfar.


             Tout absorbantes que furent ses obligations, Cheikh Ahmed consacra des séances d’initiation spécialement destinées au grand public. Bientôt sa renommée attira une affluence de gens de tous âges et de toutes conditions, et ses conférences, qui se déroulaient simultanément à la Grande Mosquée et à la Mosquée Abi M’hamed (au quartier de Bab Souika), connurent un grand succès.

             Habitué à un enseignement de haut niveau destiné aux tolbas zeïtouniens, en habile initiateur, dès qu’il s’adressait à ce public hétéroclite, il avait cette capacité à pouvoir expliciter les données les plus complexes en les rendant plus faciles à comprendre et en les simplifiant à la mesure et au niveau de ceux qui l’écoutaient. S’adonnant à la lecture et à l’explication de la fameuse « Risâla » d’Abou Zaïd al-Qayrawânî (Xe s.), (épître contenant les rudiments du dogme et de la loi de l’Islam selon le rite malikite), ses propos s’entremêlaient de fines réflexions et de remarques pertinentes qui aiguisaient les esprits. Il faisait surtout vibrer le cœur d’une jeunesse qui n’avait point reçu une éducation religieuse, en lui présentant l’Islam à travers une compréhension saine et authentique. Il révélait la pureté de cette religion de hautes vertus, un Islam de tolérance, d’indulgence et de charité loin de tout charlatanisme, de toute superstition et de tous préjugés contraires à la raison.

             La dissolution de l’enseignement zeïtounien et la création, en 1961, de la Faculté de Chari’a et de Théologie constituèrent une véritable mise au rancart de la vieille Université.  Certains moudarris ont été relégués dans des lycées secondaires, d’autres placés en retraite anticipée. Quelques anciens étudiants sont parvenus à poursuivre leurs études en Europe ou au Moyen Orient, mais à leur retour, leurs brevets n’ont pas été reconnus et validés. La majorité des diplômés zeïtouniens n’ont pu accéder à des fonctions importantes dans les institutions étatiques et ont été dans l’obligation d’accepter, dans la plupart des cas, des   postes administratifs subalternes. L’Institution zeïtounienne, qui était prédisposée à continuer une œuvre réformatrice, qui œuvrait à poursuivre la promotion de son régime d’enseignement, fut ainsi réduite à une simple faculté de Théologie et de Sciences religieuses. (12)  
   
                  Notre Cheikh a été parmi ceux des plus indignés, laissant clairement entendre son indignation dans une requête adressée au Président de la République en protestant, tant en son nom qu’en celui de ses condisciples zeïtouniens, contre une initiative qu’il jugeait condamnable, du fait même que la Zitouna, bastion de la science et de l’héritage arabo-islamique, qui rayonna treize siècles durant sur la Tunisie, et qui joua un rôle notoire dans la lutte nationale contre le Colonialisme, ne pouvait être rayée d’un seul trait et d’une manière aussi injuste et injustifiée ! Cette requête n’a point eu de réponse… De même, suite à l’appel du Président de la République de l’époque aux fonctionnaires et aux ouvriers de ne plus pratiquer le jeûne du Ramadan (1958), sous prétexte d’améliorer le rendement et d’augmenter la productivité, suite aussi à l'annulation de la ru'ya (constatation oculaire) pour fixer le début du mois de Ramadan et sa substitution par le calcul astronomique, Cheikh Ahmed Ben Miled manifesta vivement son désaccord, allant jusqu’à inciter à l’émeute les élèves et même quelques enseignants de la Zitouna.



Cheikh Ahmed Ben Miled, en 1958, entouré de ses derniers tolbas avant la dissolution de l’Université zeïtounienne et son transfert à la Faculté de Chari’a. (13)


             A l’instar de certains de ses pairs, Cheikh Ahmed a été muté à la nouvelle Faculté de Chari’a et de Théologie, dirigée par son Recteur Cheikh Md Fadhel Ben Achour. Des générations successives de disciples et d’anciens élèves se souviennent encore aujourd’hui de ses séances de cours, reconnaissant en lui le maître incontesté qui non seulement se distinguait par une culture encyclopédique mais qui, de par son éloquence entraînante et son choix de l’expression, exerçait sur son auditoire un ascendant et une grande autorité. Ses discours fort prisés, il les assaisonnait de subtiles assertions, de déductions fort habiles et d’improvisations savoureuses qui mettaient ses interlocuteurs en extase. Tous ses émules s’accordaient unanimement sur le fait que le Cheikh Ben Miled se distinguait par un esprit d’à-propos et par une faculté de persuasion hors pair. (14)




Cheikh Amed Ben Miled (à droite) en compagnie d'une délégation. On reconnait parmi les invités au Congrès d' "Ibn Khaldoun" organisé au Caire (1962) : Cheikh Fadhel Ben Achour, doyen de la Faculté de théologie, et Cheikh Ezzedine Sallam. 


             Parmi ses innombrables étudiants, je m’arrêterai sur deux personnalités qui jouissent de nos jours d’une certaine notoriété : Cheikh Md Mokhtar Sallami (formé à la Zitouna, ancien Mufti de la République (1984-1998), membre de l’Assemblée internationale du fiqh rattachée à l’Organisation de la Conférence islamique à Djeddah) et Cheikh Abdelfattah Mourou (plus jeune, ayant assisté aux cours donnés par le Cheikh Ben Miled dans certaines mosquées de la capitale, avocat à la cour de Tunis, premier vice-président de l’Assemblée des représentants du Peuple, et surtout un des plus fervents prêcheurs de la capitale). L’un et l’autre vouant pour leur maître une admiration sans borne, se réclament, -et ils en tirent une légitime fierté- de « l’Ecole du Cheikh Ahmed Ben Miled ».

             Je ne manquerai pas d’évoquer ici le souvenir de mon père, Cheikh Md Ali Lasram, que Dieu ait son âme, qui a été, dès son entrée à la Zitouna, séduit par le caractère plein d’entrain et de vivacité du Cheikh Ahmed, par sa grande facilité d’élocution (ilqâ), par sa capacité à captiver l’attention de son auditoire et à magnétiser leur esprit. « Il nous donnait à ce moment-là, racontait-il souvent, un cours sur le « Mukhtasar » (condensé) du Cheikh al-Mayyâra al-Fâsî (XVIIe s.) ; il s’agit d’un commentaire (charh) du fameux Matn (texte principal) de son maître Ibn ‘Âchir : « al-Murchid al-Mu’în ‘alâ adh-dharûrî min ‘ulûm ad-dîn » (Le guide qui nous aide à connaitre l’essentiel des sciences de la religion). Ce dernier recueil, très complet, écrit sous forme de poème (nadhm) composé de 317 vers et divisé en trois chapitres : aqîda (dogme), fiqh (jurisprudence) et tasawwuf (soufisme), devait d’ailleurs être mémorisé par tous les débutants… Par une sorte d’intuition, Cheikh Ahmed Ben Miled détectait les élèves les mieux prédisposés ; et je fus parmi ceux auxquels il avait insufflé, par ses paroles d’encouragement et de congratulation, l’ardeur à l’étude et l’amour du savoir ! » Sa dette envers son maître était inestimable, à telle enseigne qu’il plaça au milieu de sa bibliothèque le portrait du Vénérable Cheikh, dont il ne s’en était jamais séparé, en signe de considération, de gratitude et de reconnaissance.

Mon père s’était d’ailleurs réjoui de l’amitié qui s’était tissée entre les fils du Cheikh Ahmed et mes deux frères et moi-même. (15)  A chaque saison estivale, quittant leur domicile de la rue El Azzafine à la Médina, les Ben Miled venaient passer les vacances d’été à la station balnéaire du Kram. Leur voisinage nous offrait l’occasion de les fréquenter à longueur des journées. Appréciés par tout le monde, ils se signalaient par leur tenue irréprochable, leur éducation exemplaire et leurs bonnes manières, ne tolérant jamais les écarts de langage ni la vulgarité. Sans doute influencés par la forte personnalité de leur père, leur conversation portait toujours sur des sujets intéressants, loin de toutes futilités. Ils abordaient des questions d’actualité politique et discutaient sur les événements qui remuaient en ce temps-là le Moyen Orient. Ils traitaient aussi, d’une manière rationnelle et avec beaucoup de lucidité, de questions théologiques en confrontation avec les   exigences de la modernité et l’évolution des mœurs. Ils insistaient sur le fait que trop de préjugés et d’idées préconçues, hérités des siècles d’obscurantisme et d’ignorance, devraient aujourd’hui être combattus et régénérés à la lumière de nouvelles interprétations et d’une nouvelle pensée. Ils s’appliquaient à saisir l’esprit véritable de la religion qui encourage à l’évolution et à la créativité et qui combat l’immobilisme. Nous partagions les mêmes conceptions et les mêmes affinités et beaucoup de points communs nous rapprochaient et nous rapprochent encore de ces amis de jeunesse et de toujours.




Aérodrome de l’Aouina : Haj Ben Amor Tijani (Cheikh de la Confrérie Tijaniya, invité et reçu par le Recteur Cheikh Md Tahar Ben Achour, à l’occasion de la réussite d’étudiants algériens ayant reçu leur formation à la Zitouna ; à g. : les Cheikhs A. Ben Miled et Jalloul Djiri.


             Prédicateur et Imam, depuis 1943, à la Mosquée al-Baçatine au Bardo, Cheikh Ahmed abordait surtout, dans ses étincelantes prêches, des questions sociales à l’ordre du jour. Cependant, les jeudis de chaque semaine étaient consacrés à des réunions avec quelques habitués. Une séance matinale avait lieu au Masjid de la rue El Azzafine, à proximité de son domicile. Etaient présents le doyen des Cheikhs Mohamed Zaghouani, ainsi que Cheikh Arbi Annabi, Md Béchir Lasram, son beau-frère Cheikh Ahmed Chalbi (16) et éventuellement quelques invités de passage en Tunisie qu’il avait connus dans ses fréquents voyages à travers les pays arabes, tels que Cheikh Naïmi (Algérie), Ennamir al-Khatib (Palestine) et Abdelhalim Mahmoud (Doyen d’al-Azhar (1973-1978), Egypte).

             Dans un climat de quiétude et de méditation, toute cette pieuse assemblée s’appliquait à la lecture et à l’étude du précieux ouvrage d’al-Qâdhî ‘Iyâdh, « ach-Chifâ bi ta’rîf huqûq al-Mustafâ, » (La Guérison à travers la connaissance des droits de l’Elu). Classique de la littérature hagiographique, ce livre procède à une description précise et détaillée du Prophète sous divers aspects, physiquement mais surtout dans son éthique, ses caractères vertueux et ses comportements exemplaires. (17)

             A la séance d’après-midi, tenue cette fois au domicile du Cheikh Ahmed, se joignaient à l’équipe matinale les Cheikhs Md Béchir Naïfar, Mohamed Lakhoua, Mustapha Meddeb et Ezzedine Sallam.(18) C’est ainsi que, durant l’été, un spectacle réjouissant s’offrait à nous, chaque jeudi en fin de journée, à la vision de toutes ces personnes respectées pour leur âge et leur fière allure, vêtues de leurs jebbas en lin immaculé et auréolées de leurs turbans, traversant dignement les ruelles du Kram et se rendant en groupe à la villa du Cheikh Ben Miled. Là, ils écoutaient, dans un profond recueillement, la voix de l’un d’eux chargé de la lecture du « Jami’ as- Sahîh » d’al-Boukhârî, (grand recueil de hadiths considéré comme le plus authentique après le Coran). Chaque hadith était un sujet à débat, et l’on recourait solennellement aux commentaires que certains érudits ont écrit sur cet ouvrage, notamment celui du Hâfidh Ibn Hajar al-‘Asqallânî : « Fath al-Bâri », le plus réputé d’entre les divers commentaires. Ce petit cercle d’intimes, formé autour du Cheikh Ahmed, changeait de programme à la venue de Ramadan, et leurs réunions se déroulaient durant les longues veillées de ce mois saint, à l’issue de la prière du tarawîh.





      Cheikh Ahmed Ben Miled avec le corps enseignant de l'Université zeitounienne. Au milieu : Cheikh Tahar Ben Achour



             Ayant accompli à quatre reprises le pèlerinage à la Mecque, Cheikh Ahmed s’y était rendu une fois accompagné par sa mère. Celle-ci lui exprima son désir de rendre visite à ses cousines maternelles qui résidaient à Istanbul et qu’elle n’avait point revues depuis fort longtemps. Le fils, toujours aussi prévenant que dévoué, exauça son vœu.  Ces cousines ne sont autres que les filles du fameux Cheikh Ismaïl Sfaïhi, qui joua à la fin du XIXè et au début du XXe siècle, à côté des deux frères Ali et Mohamed Bach Hamba, de Mohamed Noomane et des Cheikhs Mekki ibn Azzouz, El Khadhir Husseïn, Salah Chérif, Mohamed Jaïbi, et Béchir Fourti un rôle précurseur dans le mouvement de nationalisme. Il fut contraint, en 1912, de quitter sa patrie sous la pression des autorités du Protectorat, et décéda à Istanbul en 1918.

  Durant ses fréquentes pérégrinations à travers les pays arabes (Algérie, Maroc, Egypte, Palestine, Liban), Cheikh Ahmed multiplia les contacts avec quelques personnalités orientales, obtenant de certaines d’entre elles des ijazats (licences) en fiqh ou en hadith. En 1969, il se rendit en Libye et présenta une communication qui s’était tenue à l’Université islamique « Ahmed ibn Ali Senoussi », dans la ville de Tripoli, sur le thème du Soufisme en tant que pratique spirituelle et observance permanente de Dieu. Il retraça notamment la vie et l’œuvre de l’illustre soufi, Cheikh Ahmed Zarrouq (XVe s.), connu surtout par ses nombreux commentaires sur les « Hikam » (les Aphorismes) d’Ibn ‘Atâ-illaâh as-Sakandarî (contenant des préceptes sensés nous guider sur la voie de la purification du cœur).

 Cheikh Ahmed se rendit également plusieurs fois en France, et notamment en Suisse où étudiait son fils aîné Mounir (ancien assistant du Président de la Municipalité de Tunis et expert en tourisme). Profitant de ses longs séjours dans les capitales arabes ou européennes, Cheikh Ahmed s’attardait à visiter les musées et les monuments, passant surtout de longues heures dans les bibliothèques publiques à la recherche de manuscrits célèbres et d’imprimés rarissimes. Il ramenait ainsi, à chaque retour, une ample moisson de documents inédits qu’il prenait soin de photocopier et de soumettre aux chercheurs ou à ses étudiants. (19)

Cheikh Ahmed Ben Miled fut le témoin d’une époque effervescente au cours de laquelle la Tunisie, fraîchement indépendante, allait connaître une confrontation entre deux clans antagonistes, d’une part les Ulémas zeïtouniens, garants de la sacro-sainte tradition et défenseurs des valeurs initiales de la religion islamique et, d’autre part, Bourguiba, novateur et anticonformiste, tendant par des réformes à la modification d’un certain ordre social, et qui voulait rompre avec un islam qu’il jugeait en un certain point archaïque et rétrograde , constituant, à ses yeux, une entrave au progrès et au développement. Tout en considérant la stricte fidélité aux préceptes religieux comme un phénomène de pétrification et de régression, le nouveau leader, empruntant la voie de « l’ijtihâd », s’engagea dans de nouvelles interprétations des croyances et des doctrines traditionnelles qui jusque-là étaient exclusivement du ressort des fuqahâ, ce qui provoqua, de leur part, de vives réactions, livrant, à l’encontre de ses opinions, des fatwas condamnatoires. (20)

Cheikh Ahmed fut sans conteste, parmi ses condisciples, l’un de ceux qui ont fait preuve de bravoure et de courage en défendant leurs principes religieux et leurs propres convictions. Son attitude, toujours ferme et décidée, et sa détermination à proclamer hautement et en toute franchise ses propres opinions étaient à la mesure de l’étendue de son savoir et de l’imperturbabilité de sa foi. Il fut l’un des derniers maillons d’une chaîne d’ulémas qui se sont formés au sein de la Zitouna et qui nous ont transmis le florissant héritage culturel et scientifique arabo-islamique, élaboré à travers les siècles par d’illustres sommités. Il fut surtout l’un des partisans du renouveau intellectuel qui ont participé efficacement au remaniement des méthodes d’enseignement. Nombreux furent ses élèves qui occupèrent des postes éminents dans la magistrature, l'enseignement et l'administration… Inhumé au cimetière du Djellaz, le caveau familial où il repose est situé dans le voisinage du mausolée  du célèbre Imam Mohamed Ibn ‘Arafa, contemporain d’Ibn Khaldoun, et le plus docte, sous le règne des Hafsides, en matière de  ‘ilm al-kalâm (théologie scolastique) et de fiqh malikite (21) ; ce dernier fut, pour notre vénérable Cheikh, l’auteur le plus sûr auquel il se référait le plus souvent dans ses démonstrations des problèmes juridiques.




                                                                  Cheikh Ahmed Ben Miled v. 1955 (photo Kalaï)



*Je tiens à remercier Messieurs Mounir et Brahim Ben Miled des informations utiles qu’ils m’ont fournies pour compléter ce travail. Je me suis référé principalement aux trois articles suivants (en arabe) : Mohieddine Azzouz, Cheikh Ahmed Ben Miled, « Revue al-Hidaya », n° 3, Tunis 1988 ; Béchir Chérif, Cheikh Ahmed Ben Miled, 1911-1970, « Es-Sabah », 28 janvier 1994 ; Brahim Ben Miled, « Biographie du Savant Cheikh Ahmed Ben Miled », « Revue zeïtounienne », n° 3, 1er trimestre, Tunis, 2015.

(1)   La Arfania forma de nombreux élèves qui allaient connaître par la suite une certaine notoriété. Nous retenons en particulier les noms des futurs zeïtouniens : Mohamed Chammam (auteur de la préface du « Mu’nis » d’Ibn Abî Dinâr et de la préface du « Ithâf » d’Ibn Abi Dhiaf (t. 1) et des deux frères Hédi Belkadhi (Mufti de la République 1970-1976) et Chedli Belkadhi (qui œuvra pour la réforme et la modernisation de l’enseignement à la Zitouna. Il présida le premier Congrès zeïtounien en 1937 et le troisième Congrès en 1955 et fonda en 1936 « La Revue zeïtounienne »), ainsi qu’une élite d’écrivains, poètes et hommes de théâtre : Abderrazak Karabaka, Naceur Saddam, Mohamed Lahbib, Ali Douagi, Mustapha Khraïef, Mahmoud Bourguiba, Ridha Lahmar… A propos de la Arfania, cf. Mahmoud Chammam et Md. Sahli, "Les Cheikhs de la Zitouna au 14ème siècle", Imprimerie moderne, Tunis 2000, pp.133-134; Mahmoud Chammam, "Les Clubs littéraires en Tunisie", Imprimerie Publici.T, sd., pp. 10-11 (en arabe).  
(2)  Pour la lecture des versets coraniques, l’élocution est essentielle. Le tajwîd (psalmodie du Coran) comporte des règles strictes qui permettent de prononcer convenablement le texte sacré : étude des mots et des lettres, leur phonétique, les allongements, l’arrêt et la reprise, etc.
(3)      Ce programme comprend, au cours des deux cycles, une liste copieuse de matières : quism char’i : tafsîr (exégèse coranique), qirâ’ât (lectures coraniques), tawhîd (monothéïsme), târîkh at-tachri’ (théorie de droit), mustalah (méthodologie du hadîth), sîra (biographie du Prophète), usûl (méthodologie de droit), maqâcid ach-charî’a (esprit de la charia), ijrâ’ât char’iya (procédures judiciaires)…, ainsi que les branches de la langue arabe (quism adabî) : balâgha (rhétorique), khatâba (éloquence), nahw (grammaire), sarf (syntaxe), naqd ach-chi’r (critique poétique), arûdh (versification), mantiq (logique)…, mais aussi quelques matières, se rapportant aux sciences exactes et appliquées, considérées comme facultatives : hay’a (astronomie), handaça (géométrie), miçâha (topographie), jabr (algèbre), sinâ’at at-ta’lîm (pédagogie et éducation).
(4) Le Tatwî' a été créé en 1898. En 1933, en vertu de la promotion des programmes d'enseignement, il prend le nom de Tahsîl (équivalent au Baccalauréat).
(5)  La Alimya est un diplôme qui a été créé à La Zitouna en 1948, équivalant aux mêmes diplômes décernés par  Al-Azhar, Al-Qarawiyin et l'Université Ibn Bâdis de Constantine. 
(6)     A propos des traditions vestimentaires des ulémas, cf. M’hamed Belkhodja, « Târîkh Ma’âlim at-Tawhîd fî l-qadîmi wa l-Jedîd », Dâr al-Gharb al-islâmî, Beyrouth, 1985, Labûs ahl al ’ilm, pp.113-117; cf. Fatma Ben Becher, "Le costume masculin de Tunis, artisanat et tradition", Sagittaire Editions, Tunis 2003..
(7)    Cheïkh Md Tahar Ben Achour a consigné ses idées rénovatrices dans son fameux livre « A Laysa as-Sobhu bi Qarîb » (L’Aube n’est-elle pas proche ?). Le manuscrit achevé en 1906 n’a été édité que bien plus tard en 1967 par la STD. Après avoir passé en revue l’état des sciences islamiques et les méthodes de leur enseignement, ainsi que les différents facteurs qui ont causé, à travers l’histoire, leur essor et leur déclin, l’auteur expose le projet nécessaire d’une refonte des programmes d’enseignement à la Zitouna, en fonction des mutations qui ont marqué la société islamique. A partir de 1910, Cheikh Ben Achour fit partie des commissions chargées de la réforme de la Zitouna. Lors de son rectorat à la Grande Mosquée (1932-1933 ; 1945-1952) et  face à l’hostilité de certains conservateurs, il mit en application son grand projet.
(8)     Le manuscrit du « Ichrâf », déposé à la Ibdilliya (bibliothèque de la Zitouna), a été revu puis édité par les soins du Cheikh Md Aziz Djaït, au cours de son rectorat à la Grande Mosquée (1939-1943). Il l’avait inclus dans la liste des nouveaux ouvrages destinés à l’enseignement et s’est chargé lui-même de l’enseigner. En 1943, il a confié cette délicate tâche au Cheikh Ahmed Ben Miled en lui remettant son propre livre abondamment annoté. Cf. Mohamed Bouzghiba, « L’Eminent Cheikh Md Aziz Djaït, sa vie, ses réformes, ses œuvres », Medierranean Publisher, Tunis Beyrouth, 2010, pp.93-95.
(9)   Photo puisée dans le livre de Md El Aziz Ben Achour, « La Mosquée Zitouna, le monument et ses hommes », Cérès Production, Tunis 1991, p. 94.  
(10)     Ce nouveau code a été élaboré sous l’égide du Ministère de la Justice avec le concours de personnalités zeïtouniennes, notamment le Cheikh Md Aziz Djaït, deux anciens cadhis des tribunaux charaïques : Cheikhs Fadhel Ben Achour et Hédi Belkadhi, et Cheikh Hattab Bouchnek (professeur à la Grande Mosquée et Conseiller auprès de la Cours de Cassation). Par leur présence et leur participation effective, ces derniers ont exercé une certaine pression qui se fit sentir sur la version finale du CSP.
(11)     Fatwa collective ; « L’Istiqlal » du 11 septembre 1956 ; Fatwa signée par Cheikh Djaït ; « L’Istiqlâl », 14 septembre 1956 ; Fatwa signée par Cheikh Md Chedli Belkadhi ; « L’Istiqlâl » du 28 septembre 1956. Cf. Yadh Ben Achour, « Politique, Religion et Droit dans le Monde arabe », Cérès Productions, 1992, p. 218.
(12)  Suite à la réforme de l’enseignement élaborée par Mahmoud Messadi, Ministre de l’Education (1958-1968), et concrétisée par la loi promulguée le 4 novembre 1958 prônant l’unification et la rationalisation du système d’enseignement, la Zitouna perdit sa vocation universitaire, ne gardant que sa fonction de lieu de culte. Les cours ont été transférés en 1961 à la Faculté de Charia et de Théologie. Cf. M. Messadi, L’enseignement en Tunisie, « Revue française », juillet 1964, pp. 36-41.
(13)   Photo puisée dans le livre de Md El Aziz Ben Achour, op. cit. , p. 109.
(14)   Cf. le seul cours du Cheikh Ahmed Ben Miled qui a été enregistré sur Timeline /facebook https : www. facebook.com/alem. min.ezzaytouna/posts/358342027509895
(15)  Cheikh Ahmed Ben Miled épousa Aïcha, fille du Cheïkh Mohamed Chelbi et sœur du Cheikh Ahmed Chelbi. Le couple a eu sept enfants dont cinq garçons : Mounir, Brahim, Fadhel, Salim et Taïeb, et deux filles : Sarra et Balkis.
(16)  Cheikh Ahmed Chelbi (1908-1992), Cheikh hanafite.  Cf. Mohamed Bouzghiba, op. cit., pp. 118-119.
(17) A propos du Câdhî Iyâdh et de son livre "Ach-Chifâ", cf. Md Fadhel Ben Achour, " A'lâm al-fikr wa arkân an-Nahdha bil Maghrib al-'arabî", Markaz an-nachr al-jâmi'i, Tunis 2000, pp. 91-97.
(18) Md Ezzeddine Sallam (1926-1999) fut élève du Cheikh A. Ben Miled à la Zitouna. Spécialiste en science relative à l'héritage, auteur du livre " Nidhâm al-Irth fi al-Islâm" (Le système de l'héritage en Islam), présenté et préfacé par Fethi Labidi, Imprimerie al-'Asrya, Tunis 2007. / A propos des réunions organisées par Cheikh Ben Miled, cf. "Les cheikhs de la Zitouna au 14è siècle de l'hégire", op. cit., pp.180-181, 
(19)  Un ensemble de documents qu’avait rassemblés Cheikh Ahmed Ben Miled au cours de ses recherches est aujourd’hui en possession de sa famille. Parmi cet ensemble, on trouve une correspondance envoyée de la Mecque par le Cheikh Moyeddine ibn ‘Arabî, soufi andalou du XIe-XIIe s., surnommé ach-Cheikh al-Akbar (le plus grand des maîtres spirituels) et adressée à « son ami » Cheikh Abdellaziz al-Mahdaoui (dont le sanctuaire se trouve à La Marsa au cimetière qui porte son nom). Dans cette correspondance, Ibn ‘Arabî met en garde son ami contre les tentations des richesses matérielles de ce bas monde dont certains, loin d’être comme ils le prétendent d’irréprochables saints et de véritables soufis, s’y laissent séduire et perdent ainsi tout attachement à Dieu.
(20)  Cf. Amel Moussa, “Bourguiba et la question religieuse”, Cérès Productions, Tunis, 1911 (en arabe).
(21) Cf. Md Fadhel Ben Achour, "Arkân", op. cit., pp. 99-105.

NB. La bibliothèque du Cheikh Ahmed Ben Miled a été offerte à un institut nouvellement créé, dépendant de l’Université de la Zitouna, à savoir l’Institut du Coran chargé de former les imams prédicateurs à Kairouan, où une salle lui a été dédiée. Le lien entre la ville sainte de Kairouan et Cheikh Ahmed Ben Miled semble indéfectible, même après sa mort.



 

 

(عجبت من السيد عبد الرؤوف الدهماني الذي ألف نصا عن حياة الشيخ أحمد ابن ميلاد  نشره يوم 13 ماي 2020 عبر التواصل الاجتماعي facebook ثم أعاد نشره من جديد في جريدة الشروق يوم 18 ماي, فقد اقتصر على ترجمة المقالة التي كنت نشرتها باللغة الفرنسية عن الشيخ أحمد ابن ميلاد بمجلة  Réalités 23 déc 2009 و الموجودة باكملها في مدونيmon blogger , و أجاز لنفسه أن يترجمها   ترجمة حرفية مع نقل بعض الصور التي احتوت عليها مقالتي, و لم يذكر اسمي و لم يصرح به  بل اكتفى بتوقيع اسمه هو و هذا كما نعلم يعتبر تدليسا و اعتداء على حقوق التأليف و استغلالا للعمل الأصلي دون استشارة صاحبه و يعد جريمة يعاقب عليها  قضائيا,  و مما يبرر ما أقول ان النص المذكور خال تماما من الهوامش و جميع المعلومات التي تضمنها غير مدعمة بالإحالات على المراجع, و بذلك فإنه نص غير موثق و لا يستجيب لقواعد البحث العلمي الأكديمي).  

 













jeudi 20 octobre 2016

Sophie El Goulli - Hommage à notre chère disparue

         

       Sophie El Goulli - Hommage à notre chère disparue


                   « Je suis de passage comme une larme égarée dans la fadeur insonore du vide
                         Tu es de passage comme le nuage éphémère de l’été
                          Aucun flocon pour t’accrocher à la pierre pesante de la mémoire
                          Ils glissent tes regards sur le destin échappé du passé » (Signes, p. 27)


            Il y a déjà juste une année (le 10 octobre 2015), Sophie El Goulli nous a quittés pour un monde meilleur. La Galerie Médina a rendu, hier soir, un Hommage à notre chère disparue. Il y avait, paraît-il, beaucoup de gens : sa famille et ses amis, ses anciens collègues et étudiants, des cinéastes, des hommes de lettres … Je n’ai pas été au courant de cette manifestation et je suis dans le regret de n’y avoir pas assisté. Pourtant, en me réveillant ce matin du 10 octobre, j’avais un pincement au cœur ; trop d’images défilaient à ma mémoire. (« Je me souviens Des jours anciens Et je pleure » (P. Verlaine)). J’avoue que Sophie a été pour moi plus qu’une amie, une véritable sœur avec qui j'ai partagé des heures de repas, de ballades et de discussions. Professeur de français et d’anglais à Tunis depuis 1956 (Rue du Pacha et Lycée Mont-fleury), je l’ai connue pour la première fois à Paris ; elle venait de soutenir sa thèse de doctorat. De retour en Tunisie, elle occupa, de 1973 à 1980, un poste au Ministère de la Culture en tant que responsable de la division du cinéma et de la communication. Elle créa avec Henri Langlois    (pionnier de la conservation et de la restauration de films) la Cinémathèque nationale tunisienne (1958), et a été à un moment chef de service des Arts plastiques. Je l’ai revue, en 1981, dès mon intégration à l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis en tant qu’enseignant ; on assurait tous les deux la même discipline : l’Histoire de l’Art. On allait parfois déjeuner ensemble à midi ; elle choisissait les meilleurs restaurants. C'était l'occasion pour échanger nos idées sur des tas de questions qui donnaient matière à réflexion; on parlait surtout d’arts plastiques et de littérature. Je donnais mes avis sur ses articles qui paraissaient régulièrement dans les journaux locaux: des critiques littéraires, des rapports d'expositions d'art ou des récits et  nouvelles. On allait des fois visiter les galeries d’art. Ses commentaires sur les œuvres exposées, émanant d’un œil exercé, se fondaient sur des remarques très justifiées, dénotaient une grande lucidité, mais aussi une certaine liberté d’esprit. Elle appréciait ma peinture et m'avait consacré quelques articles. Ses textes, rédigés à grands traits, tout en se limitant à l'essentiel, comportaient des remarques pleines d'à-propos. Lors de notre visite à la Galerie Médina (mars 1985), Sophie exprima son enthousiasme devant les œuvres d'Ahmed Hajri qui se manifestait pour la première fois en Tunisie. Le soir même, elle rédigea d'un trait de plume un article qui parut dans un catalogue intitulé "A. Hajeri, au pays des merveilles".
              On suivait régulièrement sur Antenne 2 l'émission littéraire "Apostrophes" (remplacée par "Bouillon de Culture" en 1990) et présentée par Bernard Pivot. Les entretiens et les débats qui s'y déroulaient nous passionnaient et Sophie truffait ses propos de remarques subtiles et pertinentes. Durant les sessions d’examen, elle me chargeait de la correction des copies de ses étudiants rédigées en arabe. On a également travaillé à Beït al-Hikma, en tant que membres du groupe de recherches en « Esthétiques et sciences de l'art » et nous avons participé à plusieurs symposiums et colloques.
             Sophie m’a dédicacé tous ses ouvrages : « La peinture en Tunisie, origine et développement » (livre de première heure, préfacé par J. Laude (président du jury de sa thèse et mon encadrant)), « Signes », « Lyriques », « Cantate », « Hashtart à la naissance de Carthage », « Ammar Farhat et son œuvre », « Vertige solaire », "Nos rêves" et quelques articles en brochure parus dans la revue "Echanges". C’est dans son appartement de La Nationale, situé au Centre-ville, rangé avec beaucoup de soin, et c’est au moment de la préparation de son livre « Les Mystères de Tunis » (t.1 puis t.2) qu’elle me lisait  à chaque fois les derniers passages qu’elle écrivait durant la veille. Je l’écoutais attentivement sur un léger fond de mélodies de Johan Strauss (fils), l'un de mes compositeurs préférés … Que de charmants souvenirs passés en compagnie de cette grande dame du savoir et de la culture, qui fut toujours à mon égard pleine de tact et très attentionnée. Elle était brillante dans bien des domaines : chroniqueuse d’art (journal « Le Temps »), romancière, poète…, (prix culturel pour le cinéma (1991), prix national de la critique (1992)).

             Si la Tunisie a connu, à travers son glorieux passé, des femmes réputées pour leur dévotion, leur culture ou leurs actions méritoires (telles qu'elles ont été relatées par le grand historien H. H. Abdelwahab dans son ouvrage "Tunisiennes célèbres" (1934)), il est certain que Sophie El Goulli compte aujourd'hui parmi les femmes illustres de l'époque moderne qui font honneur à  notre chère patrie.

             Que Dieu ait son âme…








De retour d’une exposition de l’Union au Palais Kheireddine, de g. à d. : Rachida Triki (chef du groupe de recherches en Esthétique à Beit-al-Hikma), Kh. Lasram, Sophie El Goulli (membres du jury pour le grand prix des Arts Plastiques de la Ville de Tunis), avril 1994.

dimanche 11 septembre 2016

Cheikh Mohamed Ali Lasram, un esprit averti et illuminé




  Ces nobles figures Cheikh Mohamed Ali Lasram, un esprit averti et 
illuminé, « La Presse » 16 novembre 2005






Le Cheikh Mohamed Ali Lasram, de par son enseignement, durant trente années, à l’Université zeïtounienne (section charî'a et usûl-ad-dîne) puis au lycée de jeunes filles de la rue du Pacha, en tant que professeur d’histoire et de pensée islamique, de par ses prêches du vendredi à la mosquée du Kram, après la disparition du Cheïkh Naceur al-Béhi, ses conférences surtout qui connurent un grand succès, (1) a entièrement voué sa vie au savoir et à la prédication.

Esprit averti et illuminé, il avait l’art du discours. Il rendait accessibles pour l’esprit les questions les plus ardues, les plus obscures, discernant le vrai du faux, écartant, par un raisonnement fondé, une analyse objective et un esprit critique, toute absurdité, toute fabulation éloignant les faits d’une vérité absolue, rationnelle et concrète. Gardant toujours un sens du réel et refusant toute pensée 
déréistique, la religion prenait ainsi pour lui la dimension de la raison, elle devenait un moteur de progrès social et de développement.
  
L’homme de foi et du savoir scientifique

Eloquent orateur, il séduisait son auditoire par un discours alimenté par ses fréquentes lectures d’ouvrages de toutes sortes, allant des traités d’usûl al-fiqh à l’exégèse du Coran, à la littérature et à l’histoire, mais aussi aux sciences exactes et appliquées, dont il était féru et dont il puisait les éléments dans les encyclopédies et revues qu’il recevait périodiquement et qui constituaient un rayon spécial dans sa riche bibliothèque. « S’armer du savoir scientifique et technologique afin d’accéder au progrès, affronter la modernité tout en étant attaché à sa foi et à ses racines historiques », telle était sa devise. Tout en prenant en compte la réalité d'un contexte toujours changeant, toutes les questions qui ont trait au dogme nécessitent, à son avis, un éclairage bien pensé, un effort de réflexion. Cette tâche incombe strictement au mujtahid, seul capable d'une interprétation juste et adéquate du texte coranique   et des sources fondamentales de la législation islamique, en vue d'une conciliation avec les exigences et les nécessités de la vie moderne.

En guide éclairé, Cheikh Ali œuvrait pour un Islam actualisé, surtout un Islam de tolérance et d’ouverture. Il prenait souvent position contre tout extrémisme se dissimulant sous le voile de la religion et défendait ainsi les principes et les valeurs d’un Islam puisé dans la pureté de la foi et l’appartenance culturelle. Mais c’était également, ne l’oublions pas, un homme fort pieux, plein de dévotion, attaché de toute son âme à sa foi, vénérant d’un amour profond et sans limite la personne du Prophète. Il était surtout, et c’est peut-être là sa plus grande qualité, un homme modeste, simple, qui n’aimait point le faste, et les revirements de fortune qu’il connut à certains moments ne l’avaient point effrayés.





Lettre de la part du Cheikh Taïeb Siala (2) adressée à Si Belhassen Lasram à l'occation de la réussite de son fils Md Ali à la 'Alimia, datée du 5 cha'bâne 1364 / 16 juillet 1945.

  


 Document écrit et signé de la main du Doyen de la Grande Mosquée, Cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, stipulant que le Cheïkh Md Ali Lasram, ayant réussi au concours des "sept postes (disponibles) du Tadrîs", assurera ses cours à la capitale (11 octobre 1947).




 Le meilleur lauréat du tadrîs avait exclusivement droit à une recommandation de la part du Bey, (calligraphiée au calame et portant le Sceau beylical), soulignant son mérite d’être traité avec "bienfaisance et respect, déférence et considération" (23 janvier 1948).




Nomination du Cheïkh Md Ali Lasram au grade de Moudarris  2è catégorie (7 mai 1953).


Réunion familiale devant la villa du Kram, jour de l'obtention du Tadrîs 3è catégorie ( (5 oct.1947). (Les Cheikh portant turbans, de g. à d. : Kameleddine Djaït, Mohamed Mestiri, Belhassen Lasram et son fils Md Ali ; ceux portant un   fez : Mohamed Mizouni, Moncef Djaït, Mohamed Fareh, Md Ali Lakhoua); ceux habillés à l'européenne: Salah Bey, Youssef Djaït, Mohamed Lasram, Habib Bey, Azzouz Lasram, Slaïem Ben Ammar)


La compassion qu’il ressentait à l’égard de son prochain faisait que sa maison était un lieu d’accueil, de salut et de refuge pour toute âme tourmentée ou à la recherche de vérité. Il y recevait chaque jour, après la prière d’al-maghrib, des gens qui venant quérir les conseils du Cheikh Ali, qui venant le consulter sur des questions privées ou publiques : des querelles de familles, des couples en désaccord, des tâlib ‘ilm en quête de fatwa, des nécessiteux à la recherche d’une âme généreuse. Et les questions d’héritage, de legs, de dette, de clauses que tous, des plus humbles aux plus imposants, devaient au Cheikh, dont les paroles déterminantes étaient recueillies pieusement et exaucées sans aucune tergiversation. Se considérant lui-même comme pauvre parmi les pauvres, ne le vit-on pas souvent à la mosquée de Médine passer de longues heures à la soffa, là où se tenaient les compagnons du Prophète les plus démunis et les plus indigents ? 


Cheikh Ali est né le 8 rajab 1337 (8 avril 1919) dans la demeure ancestrale qui domine la place Romdhane Bey. Sa mère, Kalthoum, (3) est la fille de Hasouna El Haddad ach-Chérif al-Andalousi, amine des Andalous (chef de la corporation) et amine des chaouachya. (4) Le jeune Mohamed Ali entra à l'école primaire Khéreddine. (5) Parallèlement, les deux meddebs (répétiteurs), Cheikhs Mohamed S'aïd et Béchir Za'bar, se sont relayés pour lui faire apprendre, en privé chez lui, le Coran. C'est aussi grâce à Mlle Réfalo, qui venait chaque soir lui assurer des leçons de français, qu'il put maîtriser la langue de Voltaire. S'il avait appris à la prononcer correctement, il gardait cet accent assez singulier en faisant rouler les r. Sa prédilection pour la littérature arabe et son penchant pour les poètes modernes, pour le "prince des poètes" Chawqui, le poète irakien Ma’rouf Roussafi, et notamment le "poète du Nil" Hafez Ibrahim dont il avait, tout jeune, appris par cœur tout le "Dîwân", le prédisposaient à poursuivre des études à la Zeïtouna. (6) Il obtint ainsi en 1939 la Ahlia (diplôme d'aptitude) et se consacra depuis, en parallèle, au sport,  à la gymnastique, au lancement de poids, et surtout à l'haltérophilie dans laquelle il excellait. Il adhéra au club sportif de la Jam’ia Nâsiria (7) et se passionna aussi pour l’équitation et la plongée sous-marine. Grâce au bénéfique contacte et à la prestance du militant nationaliste, Mahmoud El Materi, médecin de la famille et surtout ami d’élection du Cheikh Mestiri, le jeune Md Ali adhéra, au début des années 40, avec son frère Md Habib, au Parti du Néo-Destour. (8) Entre-temps, son parcours à l'imposante université zeïtounienne lui permit d’obtenir successivement le Tahsîl (semblable au baccalauréat) (1942), la 'Alimia (licence) (1945) et le Tadrîs qu’il décrocha en octobre 1947 avec mérite. (9) Parmi ses professeurs les plus influents, son beau-frère Cheikh Mohamed Mestiri ainsi que Cheikh Ahmed Ben Miled avaient tous les deux exercé sur lui un prestige sans limite.

  

Registre du tâlib Md Ali Lasram (date d'inscription en 1ère année :21 joumâda 1, 1353 / 1er octobre 1934).




 Appréciations du Cheikh Ahmad Ben Milad (assurant le cours de 1ère année : "fiqh Mayâra") (1934)
  





Photo Soler Pavia,Tunis, 1946





  Un coin de l’assemblée organisée à la bibliothèque de la Cité zeïtounienne, lors du troisième et dernier Congrès (1-3 novembre 1953). Parmi les assistants, Cheikh Mohamed Ali Lasram, 2è rang à gauche (rapporteur de la commission générale de propositions) et son beau-frère, Cheikh Kameleddine Djaït (rapporteur de la commission de l'enseignement public) ; « Revue zeïtounienne »,1953, t. 8, vol. 9, n° spécial, p. 507).



   

Acte de mariage : Suite à la formule d’invocation prononcée en préambule par l’Imam Cheikh Md Tahar Ben Achour, Recteur de la Grande Mosquée, les deux walî, représentants des deux futurs époux  : "l’Eminent" Cheikh Md Aziz Djaït, Cheikh al-Islam al-Mâliki et Ministre de la Justice (père de Férida) et "l’Honorable" Si Belhassen Lasram (père de Md Ali) ont donné leur consentement. Cet acte a été conclu par devant deux notaires : Haj Md Lahbib Lasram et Ahmed Ben Jaafar qui ont apposé leurs signatures (khanfûs), en date du 13 dhoul-qi’da 1367 / 16 septembre 1948.



Le cénacle et les grandes figures de proue

Ayant obtenu son diplôme de fin d’études, Cheikh Ali épousa Férida, fille cadette du Vénérable Cheikh al-Islam Mohamed Aziz Djaït. (10) Cette heureuse union lui avait offert l’occasion de fréquenter assidûment son ancien professeur et désormais beau-père. Chaque après-midi, hivers comme été, il ne manquait presque jamais de se rendre à la driba (vestibule, salle à l’entrée de la maison) où le Grand Cheikh recevait habituellement ses condisciples et ses anciens tâlib. Les fructueux débats et les discussions sur diverses questions pointues ouvraient au Cheikh Ali de nouveaux horizons et lui révélaient des éléments de connaissance jusque-là insoupçonnés. « Le savoir, avait-il lui-même affirmé, ne peut s’acquérir uniquement par la lecture des textes et la consultation des livres, mais aussi et surtout par la clairvoyance et l’acuité d’un maître, par son esprit d’analyse et de discernement. Le poète disait, à juste titre : « Il est indispensable qu’un Cheikh te révèle les objectifs du savoir, Sinon, la moitié du savoir sera perdue ».

En effet, Cheikh Md Aziz Djaït, auquel était très attaché Cheikh Ali et pour lequel il témoignait une haute considération, ainsi que Cheikh Md Tahar Ben Achour et Md Fadhel Ben Achour, de part des liens de famille qui les unissaient à lui, avaient particulièrement eu une large contribution dans sa formation intellectuelle. La liste de ses maîtres, dont les noms revenaient souvent dans sa bouche est longue, citons-en quelques-uns : Cheikh Mohamed Kalbousi (lectures coraniques), Arbi Mejri (linguistique), Mohamed Allani (rhétorique), Abdelhamid Djaït (fiqh), Mohamed Naccache (tasrîf), Amor Adassi (méthodologie du fiqh), Taïeb Tlili (adab), Mohamed Ben Mahmoud (tasrîf), Abdelaziz Bellamine (tawhîd), Mohamed Taïeb Saddam (adab), Salah Melqi (méthodologie de droit), Béchir Za’bâr (tajwîd), Ezzedine Belkhodja (géographie)...

Son amitié avec « Cheikh al-udabâ », Arbi Kabadi, (11) lui ouvrit l’accès à une initiation parfaite de la littérature classique et de la poésie arabe. Faisant partie du cénacle groupé autour du Cheikh Kabadi, ce dernier le prit particulièrement en estime et grâce à la fréquentation assidue du maître, il apprit par cœur des centaines de vers qu’il ne cessait de clamer à longueur de journée, sans répit et sans faille.

Passant le plus clair de son temps dans son cabinet à compulser ses traités de fiqh ou de rhétorique, il transcrivait à chaque page des notes marginales (hawâmich), brèves remarques allant jusqu'à des commentaires très élaborés. Passionné de lecture, il citait souvent de notre grand al-Moutanabbi, ces célèbres vers qui étaient pour lui une règle de conduite : "La plus précieuse place en ce monde est la selle d'un coursier rapide, Le meilleur compagnon de tous les biens sur terre est un livre". "Ce que je regretterai le plus en quittant ce bas monde, affirma-t-il, c'est la compagnie des vieux livres aux pages "jaunes". Cependant, parmi les ouvrages de prédilection dont il parcourait les pages à tout moment, il convient de citer, en particulier, « Qût al-qulûb fî mu’âmalat al-Mahbûb » (Nourriture des cœurs et amour d’Allah (le Vénéré)) d’Abû Tâlib al-Mekki (Xè s.), l’un des premiers maîtres du Soufisme,  qui traite de disciplines purement mystiques (du’â, wird du jour et de la nuit, vigile nocturne… (oraisons, invocations, incantations)) et notamment « Zâd al-Ma’âd fî hadyi khayri al-‘ibâd » (Provision pour le Jour du jugement dernier en guidance du Meilleur des Hommes » de l’éminent Imam Ibn Qayyim al-Jawziyya (XIIIè s.), qui traite des enseignements du Prophète pour une meilleure réussite dans la vie sur terre et dans l’au-delà.
  
Toujours à l'affût d'éditions introuvables ou de manuscrits précieux, il se rendait au Souk des Libraires là où se déroulaient les ventes aux enchères de vieux bouquins. Le dallal (crieur public) annonçant leur titre et leur mise à prix, l'argent ne comptait pas pour lui tant qu'un livre l'intéressait et personne, le plus souvent, parmi les acheteurs, ne pouvait surenchérir. Son professeur, Cheikh Arbi Mejri, le faisait parfois renoncer à l'achat de certains ouvrages qu'il jugeait futiles. « Les ulémas, répliquait-t-il, n'ont que faire des livres ornés de fioritures ; seule les intéressent la teneur d'un texte et sa portée scientifique ! ». Ce jugement était vivement contesté par Si Mohamed Torki, (ancien directeur du Protocole et ami inséparable de Si Belhassen, père de Md Ali) qui était lui-même connu pour son engouement et sa passion pour les beaux livres (11).
    
Cheikh Ali prenait particulièrement soin de sa collection d'anciens manuscrits comportant de riches enluminures et dorures. Il possédait notamment plusieurs exemplaires du Coran et des recueils des paroles du Prophète (hadiths) qui rivalisent d'élégance et de beauté. Maîtrisant parfaitement l'art de la reliure, il réparait, avec un soin quasi religieux, les plus endommagés, encollant leurs cahiers, les embellissant en les couvrant d'une fine peau de maroquin ou plein chagrin. Dans l'un de ces précieux livres, "Sahîh al-Boukhârî", composé d'une trentaine de volumes et calligraphié dans une très belle écriture maghrébine, le frontispice du premier volume comporte une ijâza (licence) rédigée par le savantissime Cheikh Md Tahar Ben Achour, qu'il avait lui-même reçue de son grand-père maternel Mohamed Laziz Bou Attour. Cette ijâza rattache le nom du Cheikh Mohamed Ali à la longue chaîne de noms de garants qui se sont transmis oralement de génération en génération et au fil des siècles les propos du Prophète, remontant ainsi par ce "sanad" à l'Imam Mohamed al-Boukhârî. Sept mille cinq-cent-soixante-trois hadiths ont été rapportés par cet éminent auteur dans son "Sahîh", considéré par les sunnites comme étant le livre le plus fiable et le plus authentique après le Saint Coran.



Page de frontipice du 1er volume de Sahîh al-Boukhârî (28x20 cm) (copie du manuscrit achevée le 10 juillet 1869)


 Page de frontispice du onzième volume




Ijâza que Cheikh Md Tahar Ben Achour avait reçue de vénérables anciens ulémas et qu'il octroie au moudarris Md Ali Lasram, lui assurant la transmission des hadith mentionnés dans le Sahîh al-Boukhârî (3 juillet 1970).



Dernières lignes d'un opuscule de 6 pages (dactylographié), signé par Cheikh Md Tahar Ben Achour, contenant un ensemble d'explications et de remarques à propos des objectifs et du contenu de cette ijâza.





Ijàza rédigée par Cheikh Mohamed Habib Belkhodja, octroyée à son condisciple et ami dévoué, Md Ali Lasram, assurant la transmission des " Thoulàthiyat Hadiths (trio ou triples propos d'al-Boukhari); 20 Ramadan, 1393, (17 octobre 1393). 



Nous ne pouvons passer sous silence, dans ce bref article consacré à la mémoire du Cheikh Ali, les réunions hebdomadaires qu’il organisait, une trentaine d’années durant, avec ses amis dévoués : Cheikh Md Habib Belkhodja, Kamel Eddine Djaït, Tijani Haddam, Moncef Djaït, Mohamed Ben Achour, Mohamed Fareh, Radhi Kchok, Mustapha Ghazali, Abdelaziz Guizani, Mustapha Mkaddem, Md Tahar Ben Othman et le regretté Mahmoud Messaoudi (qui vient de nous quitter il y a quelques jours).

Dans ces rencontres, qui se tenaient chaque vendredi, on étudiait l’exégèse coranique du grand Imam Cheikh Md  Tahar Ben Achour, « at-Tahrîr wa at-Tanwîr » (La Dissertation et l’Illumination). A travers les propos savants échangés au cours des conversations, des remarques pertinentes et des taâliq fort intéressants que l’on relevait, se profilaient, non sans éclat, les treize siècles de rayonnement et de présence civilisationnelle de l’Université zeïtounienne.

Cette figure illustre vient de nous quitter pour un monde meilleur. Ses disciples, ses amis, sa famille furent profondément ébranlés par sa mort. Des oraisons funèbres furent prononcées d'une voix émue par son ami Cheikh Radhi Kchok, ainsi que par quelques-uns de ses collègues et de ses anciens élèves. Une affluence immense de gens venus de tous lieux, renonçant aux visites familiales qu'ils devaient accomplir en ce jour de l'aïd al-fitr, suivirent avec émotion l'interminable cortège funèbre, répétant à l’unanimité qu’un tel personnage, aussi dévoué et aussi intègre, est irremplaçable. (12)

Que Dieu lui fasse miséricorde et lui accorde le paradis comme destination et comme refuge ; Amen. (13)

_________________________________________

(1) Dès les années 60, Cheikh Md Ali a donné régulièrement des cours de fiqh et de tafsîr, tenus principalement à la Mosquée du Kram. Plus d'une centaine de séances ont été enregistrées entre 1978 et 1986. Le Docteur Sami Ben Moussa a pris soin de les collecter. Elles ont été éditées et distribuées bénévolement avec l'appui du Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine, de la Délégation régionale de la ville de Tunis et des Maisons de Culture du Kram Est et Ouest.

(2) Cheikh Taïeb Siala (1889-1968), mudarris à la Zitouna et membre du Comité professoral, premier Mufti malékite de Tunis, membre du Majlis ach-chara’ (conseil appliquant la loi canonique islamique (supprimé en 1956 et remplacé par le Tribunal mixte)).

(3) Lella Kalthoum n’a pas vécu longtemps. A l’âge de cinquante-sept ans, elle succomba à une grave maladie. Les bons usages et les règles de bienséance, en ces temps-là, interdisaient à une dame de bonne condition de quitter sa demeure même pour une raison aussi impérieuse que de se rendre en urgence à un hôpital pour se faire soigner. Grâce à la compétence et à la perspicacité du Docteur Mahmoud El Materi, à cette époque Ministre de la santé, tout un arsenal de machineries chirurgicales, de matériels et d’instruments médicaux a été transporté de l’Hôpital Sadiki et installé dans la chambre à coucher de la patiente. Tout en respectant avec rigueur les conditions nécessaires d'asepsie, cette chambre fut complètement désinfectée. Cependant, l’opération chirurgicale étant très délicate, une cohorte de médecins renommés ne put la sauver. Cette dame, qui était tant aimée par tous ceux et celles qui l’avaient connue, s’est éteinte en douceur, le 16 mai 1937, entourée de son mari, de ses deux filles et de ses cinq fils. Ce fut une grande perte non seulement pour ses proches mais aussi pour beaucoup de familles nécessiteuses qui avaient trouvé en elle une âme charitable ; elle n’avait jamais cessé de les traiter avec indulgence et de les combler de ses bienfaits.
Le magistrat et grand poète, Hédi Madani, qui vouait une fidèle et déférente amitié au Cheikh Mohamed Mestiri, avait composé l’un de ses plus beaux poèmes élégiaques, tellement apprécié à l’époque par certains lettrés, et qui fut gravé sur l’épitaphe de la tombe de celle qui fut la dernière de son illustre famille.
Cette tombe a été réalisée par les deux frères Mokhtar et Habib Fallah, dont la marbrerie était installée, à cette époque, à Bab Souika. Ces deux maîtres-artisans, réputés pour leur savoir-faire, firent preuve d’un travail patient et très minutieux, en composant des incrustations de minuscules pièces de marbre de Carrère, blanches et roses, taillées à la main, formant un foisonnement de rinceaux feuillés et de motifs floraux, d’inspiration italianisante, d’une beauté et d’une grâce infinie. (Les Fallah, d'origine andalouse, éminents artisans spécialisés dans l'ornementation sur le marbre et le plâtre, ont été les précurseurs de la Naqcha Hadida. Certains de ses membres ont participé à la restauration d'ornements du Palais du Bardo et de la Kasbah et à l'édification du minaret de style andalous de Testour).

(4) Les Haddad appartenaient à une famille hispano-moresque, originaire de Séville, qui s’établit au XVIIe siècle à Tébourba puis s’installa au début du XVIIIè dans l'un des plus anciens palais de la Médina de Tunis (édifié au XVIe s. et situé rue Sidi Bou Khrissane, 9 impasse de l'Artillerie, dans le vieux quartier des Béni Khourassène). Acquis par la Ville de Tunis et classé monument historique (1966), il a été restauré de fond en comble et transformé en 1999 en Musée des Traditions et Coutumes de la capitale. CF. Jaques Revault, "Palais et demeures de Tunis (XVIè et XVIIè siècles)"", Editions CNRS Paris 1971, vol. 1, pages 169-196) ; Nébil Radhouane, Dâr El-Haddâd : un monument rendu à la postérité,  "Le Temps", 20 mai 1999, p.9), Cf. Leïla Ammar, "Histoire de l'Architecture en Tunisie, de l'Antiquité à nos jours", édité à compte d'auteur,, Tunis 2005: Le Dar Al Haddad à Tunis, impasse de l'Artillerie, p. 191.
(5) Carte d’identité, profession : écolier, 19 mai 1931.






(6) "La carte de scolarité de la Grande Mosquée", comportant l'en-tête :"Protectorat français, Régence de Tunis", est livrée par la Direction générale de l'Intérieur (sûreté publique) à tout élève qui s'inscrit à la Zeïtouna. Elle est signée par le chef des services de police. (Afin d'établir "l'ordre et la sécurité", des opérations d'inspection et de contrôle ont été imposées par les autorités administratives, notamment aux élèves zeïtouniens, principaux meneurs, ne l'oublions pas, des événements du 9 avril 1938).


Carte de scolarité du tâlib Md Ali Lasram (1er janvier 1940)

(7) La Nâsirya était un complexe sportif, sis au quartier de la Hafsia à Tunis, réservé à l'exercice de la gymnastique, de la lutte et de la boxe.


        

(8) Carte d’adhérent au Parti du Nouveau Destour, au nom du Cheikh Ali Lasram, 1954-1955.              

(9) La munâdhara (inspection, examen) du Tadrîs était en elle-même un événement notoire. Elle se déroulait en public dans la salle de prière, devant un imposant jury (an-Nadhâra al-'ilmia) composé de tous les Grands Cheikh, de l'ensemble du corps enseignant et parfois même de ministres et de personnalités notables. Le candidat devait prononcer un discours magistral sur une question pointue. Après quoi, les nudhâr (examinateurs) se retiraient pour délibérer. Celui qui obtient le diplôme du Tadrîs (ijâzat at-Tadrîs) peut prétendre à l'enseignement des sciences de la charî'a et de la théologie.


(10) Observant les vieilles coutumes, la cérémonie du mariage a été célébrée un jeudi 30 septembre 1948, au Dar Lasram, rue Bir Lahjar. L’orchestre (‘aouada) était composé à l'époque de musiciens aveugles jouant des airs classiques. Parmi les innombrables invitées, seules manquaient les proches de Sidi Moncef Bey, retenues par le deuil du Roi Martyr (décédé le  Ier du mois de septembre). 
(Quelques mois après leur mariage, Cheikh Md Ali et sa jeune épouse Férida partirent en voyage de noces pour la France et la Suisse).

(11) Cf. Sadok Zmerli, "Figures tunisiennes" : Mohamed Torki, l'homme , l'interprète, le chercheur, MTD, T.2, pp. 75-77.

(12) Arbî ben Chedly Kabadi (1880-1961), surnommé "Cheikh al-udaba" (Patron des hommes de lettres) était doté d'une mémoire prodigieuse et hors du commun. Il assimila un grand nombre de traités de littérature classique, notamment le "Dîwân hamâsa" qu'il avait appris en entier. Poète et orateur, il dirigea le comité littéraire de l'association musicale de la Rachidiya au moment de sa création.


(13) Deux soirées consécutives ont été organisées le 5 et 6 août 2013 (27 et 28 ramadan 1434) à la Maison de Culture Mustapha Agha au Kram (par les soins de l'Association de solidarité et de bienfaisance et sous l'égide du Ministère de la Culture) au cours desquelles s'est déroulé un concours de psalmodie du Coran pour les jeunes. Il y avait un large public. Cheikh Chérif Ahmad Glenza, qui fut parmi les premières promotions d'élèves du Cheikh Ali, a parlé longuement de son professeur en évoquant son sens de l'enseignement et de la pédagogie, sa capacité à rendre claires et intelligibles les questions les plus controversées, à contredire et à réfuter les opinions et les théories subversives et à dénoncer les manipulations de la foi dont l'Islam est aujourd'hui victime. Il évoqua surtout la souplesse de son esprit, sa faculté d'adaptation intellectuelle et son habileté à actualiser certains préceptes, en conformité avec les exigences de la modernité, tout en respectant l'intégrité du texte coranique et des paroles du Prophète et tout en  luttant contre ceux qui en dévient. La parole a ensuite été donnée à plusieurs anciens disciples et élèves du Cheikh Ali qui ont exprimé tour à tour et avec beaucoup d'émotion leur attachement et leur admiration pour leur regretté Maître qui se distinguait autant par "l'étendue de son savoir" que par "la pureté de ses mœurs".  Ils ont aussi évoqué ses séances de prêches hebdomadaires qui  se sont déroulées sans interruption durant des décennies  et qui n'ont cessé d'attirer un public de plus en plus immense : certaines personnes bravaient  de très longues distances pour y assister. Chaque samedi soir, à l'heure de la prière d'al-maghrib, les rues attenantes à la mosquée étaient assaillies par une marée de gens et par une file infinie de voitures en stationnement, ce qui provoqua, à un moment donné, la méfiance de certains responsables de la sécurité qui ont réussi, après bien des déboires, à mettre fin aux "prêches du samedi". Hormis son entourage familial, ils interdirent à qui que ce soit tout contact avec le Cheikh Ali. Ils lui ont même confisqué son passeport au moment où il  s'apprêtait  à partir pour une visite aux lieux saints. Son passeport ne lui a jamais été rendu.