mercredi 6 novembre 2019

Yahia Turki obient une bourse



Yahia Turki, pionnier de la peinture tunisienne, obtient une bourse d’entretien (« La Revue Sadikienne » (Organe de l’Association des Anciens élèves du Collège Sadiki), n° 19, juin 2000, pp.12-16.






            L’histoire de la peinture contemporaine en Tunisie suscite de nos jours un intérêt accru de la part des chercheurs. En effet, quelques maisons d’édition tunisiennes se sont spécialisées dans la publication de monographies se rapportant à la vie et à l’œuvre d’un bon nombre de nos artistes nationaux. Cet intérêt porte surtout sur ceux de la première génération, car ils annoncent les prémices d’une expression artistique nouvelle qui s’affermit et évolua rapidement, avec les générations suivantes, dans une voie qui lui confère aujourd’hui un caractère spécifique et une certaine originalité.

            L’on constate cependant qu’en dehors de brèves mentions à travers quelques ouvrages et articles de revues, aucune recherche, complète et exhaustive, n’a été menée jusqu’à présent sur Yahia Turki. Il est de prime nécessité qu’une pareille lacune soit comblée et qu’une étude, dans laquelle on puisse relater dans le menu détail les moments de la vie de celui qui fut reconnu, à juste titre, comme étant le « père de la peinture tunisienne », et dans laquelle on puisse rassembler tout au moins une partie de son abondante production, soit enfin réalisée. Un tel travail s’avère indispensable, d’autant plus que Yahia Turki présente tout particulièrement un cas sociologique digne d’intérêt : doyen des peintres tunisiens, il fut le premier à avoir défriché pour les autres les chemins de l’art, le premier à avoir assumé une vie artistique active et exercé l’art comme métier, à un moment, il faut le rappeler, où la pratique de la peinture à l’huile et de chevalet était encore inexistante dans les milieux autochtones. (1)


                                                                    

                                                   "L'entrée des souks", hst, 1930, signé bd


                                    
             La peinture de Yahia constitue en fait le début d’une expérience créatrice qui allait poser les jalons d’un art national contemporain. L’assimilation de nouveaux apports culturels amenés par le colonialisme et une pratique artistique importée allaient développer chez Yahia et les précurseurs une nouvelle appréhension esthétique. Mais c’est l’agitation d’une époque marquée par les tribulations de l’épreuve coloniale qui contribua surtout à faire naître chez ces artistes un sentiment d’appartenance culturelle, une volonté de prouver leur différence et en même temps suscitait en eux un sentiment de cohésion et de coopération qui allait aboutir, en 1947, à la formation d’une association sous le nom d’Ecole de Tunis, et dont Yahia Turki assuma, à la veille de l’Indépendance jusqu’à sa mort en 1968, la présidence.

           Placée dans son contexte historique, la peinture de Yahia revendique une certaine spécificité. Si elle prête les mêmes procédés techniques et reprend les mêmes thèmes que ceux traités dans la peinture coloniale, elle s’y démarque nettement quant à l’intention de son auteur. Car Yahia entend peindre systématiquement son propre milieu, qu’il appréhende en parfait connaisseur, sans recourir à une vision restrictive et avilissante telle que formulée jusque-là par un orientalisme désuet. Les tableaux de Yahia ne cessent aujourd’hui de s’imposer à nous, de nous délecter par leur sincérité et la clarté de leur message. Ils chantent l’hymne d’une Tunisie chatoyante, heureuse et sereine, vue à travers une vision résolument confiante et optimiste, une Tunisie qui, sans paraître altérée par les changements brusques de l’époque moderne, garde une parfaite harmonie avec ses usages et les coutumes de son peuple.

            D'une facture légère et alerte, les œuvres de Yahia conservent une certaine ingénuité ; car c’est toujours à sa dextérité que le peintre a recours plutôt qu’aux audaces de la spéculation. Et c’est par l’éclat et la fraîcheur de leur palette, par leur côté naturel et instinctif que ces œuvres font encore vibrer nos cœurs, tant est pure l’âme du peintre.


  

                                                        « Scène de mariage à Jerba » (détail), hst., coll. Privée

          


                                                                        "Souk des étoffes", hs carton



                                                                  "La Hara de Tunis, Soir du Sabbat", hst

 La simplification des formes, leur traitement par masses compactes, l’opposition parfois trop violente des tons, l’absence de volume, quelques irrégularités anatomiques et une fausse perspective, ajoutons à cela une disposition sélective et logique d’objets platement étalés, tous ces traits qui caractérisent le savoir-faire de Yahia, loin de toute contrainte académique, les font comparer aux fixés sou verre et aux vieilles illustrations imprimées de thèmes mythiques ou religieux. C’est peut-être leur filiation avec une imagerie populaire qui faisait dire au peintre Mosès Levy que « Yahia parlait arabe dans sa peinture ».

            Yahia Turki annonçait d’abord un portraitiste ; il s’essaya dans le portrait académique à l’instar de Ahmed Ben Osman et de Hédi Khayachi. (A titre d’exemple, on connaît de lui une peinture historique : « La mort du Général Farhat », réplique d’une œuvre de Ben Osman). Puis, découvrant l’art du paysage sous l’influence d’artistes européens, il s’était mis, en quête de lumière et de ton local, à exécuter des vues étincelantes de la nature méditerranéenne. Il était surtout très attentif à l’humanité, qu’il regardait avec indulgence, peuplant ses tableaux d’hommes et de femmes saisis dans leur banalité quotidienne, à travers un coup de crayon rapide et amusant.




                                                                  "La danse", hst,



                                                  


                                            "Marabout dans l'oasis à Tozeur", s b d. يحي  1929



            On sait que Yahia naquit vers 1903 dans la ville d’Istamboul. Son père, Mohammed Ben Rejab, barbier de son état, épousa une jeune turque du nom de Nazly, qui se distinguait par son habileté dans l’art de la broderie ; elle communiqua à son fils, Mohamed Yahia, le goût des couleurs et des ornements. A l’âge de six ans, l’enfant perdit sa mère. Le père retourna donc avec son fils à Jerba, son pays d’origine. Il ne tarda pas à s’installer à Tunis comme coiffeur. Le jeune enfant fut envoyé à l’école coranique. Pour faire plaisir à ses camarades, il s’appliqua à décorer les planchettes de bois sur lesquelles le « mouaddab » calligraphiait, à l’aide d’un calame, les versets du Coran qu’il destinait à ses élèves. Yahia fut aussi fasciné, comme il le racontait lui-même, par les fixés sous verre et les images coloriées relatant les légendes populaires qu’il découvrait dans les souks et les lieux publics de la capitale. Il entama ses études primaires au collège Sadiki et au lycée Carnot. Durant ses brèves études secondaires au lycée Alaoui, il eut comme professeurs de dessin Georges Le Mare et Alexandre Fichet. Cependant, ne s’intéressant pas trop aux études, il préférait s’adonner à sa passion favorite. Il ne cessait d’observer, avec une attention persévérante, les amateurs européens qui venaient peindre les vieux quartiers de la médina, plantant leurs chevalets au bord des ruelles. Mais il dut se résigner, devant l’insistance de son père, à trouver un travail. Il entra comme interprète à la Direction Générale des Finances, profitant de ses heures libres pour s’exercer dans la peinture. Il fut remarqué par quelques connaisseurs avisés et réussit très vite à conquérir la faveur d’un public européen. Il put aussi gagner la sympathie de quelques peintres qui l’ont pris en leur compagnie dans leurs tournées artistiques à travers les villes et villages tunisiens. C’est au cours de l’une de ces sorties qu’il aurait rencontré en 1923 Albert Marquet, au moment où celui-ci entreprenait son voyage de noces. (1) De même, il aurait fait la connaissance de Lucien Mainssieux qui, à partir de 1929, se rendait fréquemment en Tunisie.

                                


Salon Tunisien 1933 : exposition du peintre musulman Yahya, "L'Afrique du Nord Illustrée", n° 631,  4 juin 1933.


            Lors de sa toute première manifestation en public, participant au Salon Tunisien de 1923, Yahia fut remarqué par Pierre Boyer, Inspecteur des Beaux-Arts, qui avait décelé en lui des dons indéniables.  Boyer, qui prit la direction du nouveau Centre d’Enseignement d’Art nouvellement créé (devenu par la suite Ecole des Beaux-Arts), a donc invité le jeune novice à s’y inscrire. Il fut ainsi le plus ancien élève musulman à accéder au Centre d’Art, suivi quelques semaines plus tard par Abdelaziz Ben Raïs. Yahia dut abandonner son poste d’interprète aux finances afin de se consacrer entièrement à sa vocation. Boyer lui avait même proposé une aide financière de 100 francs par mois. Il avait auparavant adressé une lettre, en date du 2 décembre 1923, à Henri Doliveux, directeur général de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, dans laquelle il demandait une bourse d’entretien en faveur de Yahia Turki, élève à son établissement. En réponse, H. Doliveux informait Boyer qu’une subvention mensuelle de 100 francs a été octroyée à l’élève M. « Tourki Yaya » pour une durée d’une année et ce, à partir du premier janvier 1924.




                    Photocopie de l’original de cette seconde lettre, signée par H. Doliveux, en date du 6 décembre 1924.


  Monsieur Abderrahman Medjaouli, ancien secrétaire général de l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis (2), eut l’obligeance de me faire part de cette lettre, parmi un ensemble de documents déposés au bureau d’archives de l’Ecole. Si Yahia prétendait lui-même n’avoir jamais obtenu cette bourse, il demeure que cette lettre, aussi insignifiante puisse-t-elle paraître, constitue néanmoins un indice qui pourrait, s’ajoutant à d’autres témoignages, apporter plus de lumière et plus de précisions sur les débuts de cet artiste.

           Ne s’accordant pas à l’esprit trop conformiste du Centre d’art, Yahia n’y passa en fin de compte qu’une brève durée de cinq mois. Il partit en France, en début de l’année 1927, s’installa d’abord à Nice, puis se fixa à Paris. Il fréquenta l’atelier d’Albert Marquet et rejoignit son ancien ami Mainssieux (3). Au contact de ces maîtres, il avait appris la peinture des spectacles de la rue, la passion de la lumière et une concentration à l’extrême du dessin, subordonné à la couleur, une couleur unie, limpide mais très variée dans ses nuances. Durant son séjour à Paris, il présenta des œuvres au Salon d'automne, aux Indépendants et à la Société Coloniale des Artistes français. En 1931, il organisa une exposition individuelle à la galerie Tedesco, avenue de l'Opéra. Dès 1934, sa présence fut constante dans les manifestations d’art qui avaient lieu à Tunis. En 1934, il montra à Tunis quelques vues parisiennes d’églises et de vieilles bâtisses nous rappelant, par leur aspect linéaire et leurs nuances grisâtres, les tableaux de Maurice Utrillo. Dès son retour définitif, en 1936, au pays, il exposa en chaque fin d’année, durant la période des fêtes, dans le hall du « Petit Matin » (quotidien de l’époque) (4) et quittait souvent la capitale pour aller peindre, avec beaucoup d’enthousiasme, dans diverses régions de la Tunisie.



                                                          Yahia Turki peignant une scène de fête à Jerba






            
                                 Yahia Turki, photo Manuel, in "L'Afrique du Nord Illustrée", 4 juillet 1931, p. 3.



Salon de La Marsa (à l'ancienne Mairie), 1953; de g. à d. ; x, P. Boucherle, J. Lellouche, x, A. Gorgi, Y. Turki, A. Farhat, Mme Turki,, Mme Boucherle et son fils.



                                                                             Yahya Turki , Tunis 1953


 Ce peintre qui fréquenta, ne serait-ce que quelques mois, l’atelier d’Armand Vergeaud au Centre d’Art, qui était dans le sillage de Marquet, qui travailla souvent à côté de Mainssieux et qui connut Montmartre, a été qualifié par certains de « naïf ». L’était-il vraiment ? Se fiant à sa seule inspiration, loin de toute sophistication, n’ayant jamais sacrifié aux désuétudes de la mode, il serait plutôt un autodidacte qui, s’étant formé à l’école de la vie, avait appris à regarder autour de lui. Il avait senti la lumière africaine ; il s’appliqua à rendre les choses familières de sa contrée, à leur restituer une âme, nous livrant ainsi, sans prétention aucune, un art plein de verve et de franchise, et ce n’est là qu’un mérite parmi tant d’autres de Yahia Turki.




1953, au Café de Paris (Tunis); de g. à d.: E. Bocchieri, Y. Turki, A. Farhat, Mifud, M. Levy, P. Boucherle, A. Gorgi.




 Au Café de Paris (Tunis, 1965); de g. à d : H. Soufy, Z. Turki, P. Boucherle, A. Farhat, Y. Turki (président de l'Ecole de Tunis et vice président du Salon Tunisien), A. Gorgi.   



Habib Bourguiba en compagnie des membres de l'Ecole de Tunis (de g à d: N; Belkhodja, A. Bellagha, N. Khayachi,  
 Z. Turki, H. Bourguiba, A. Gorgi, H. Turki, complètement à droite, H. El Mekki...)


(1)Le présent  article est paru en juin 2000 à « La Revue Sadikienne » avant l’apparition d’un ouvrage écrit par Aîcha Filali et dédié à « Yahia Turki : père de la peinture en Tunisie » (Cérès Editions, 1er Janv. 2003) retraçant d’une manière plus complète les évolutions et les étapes de sa carrière.

(2) Abderrahman Medjaouli (1936-2015), enseignant d'arts plastiques à l'Ecole des Beaux arts de Tunis, il assista Safia Farhat depuis 1968 à la direction de l'Ecole. Secrétaire général de l'Union des Artistes Plasticiens Tunisiens (1994), ses toiles, à tendance surréaliste, sont hantées de corps ramassés et difformes... 

(3) Albert Marquet effectua deux séjours en Tunisie : en 1923 et en 1926, Cf. Jean-Claude Martinet et Guy Wildenstein, "Marquet, l'Afrique du Nord", Skira-Editions du Seuil, Paris/Milano 2001. 

 (4) Dans un article paru dans le journal "La Presse" (8 février 1995, p. 10), M. L. Snoussi précise qu' au cours du mois de Ramadan 1930, un événement important (je cite) "fut le vernissage de l'exposition du "jeune peintre tunisien" Yahia Turki, dans le hall du quotidien Le Petit Matin, présageant, par- là, la naissance, quoique tardive, de "L'Ecole de Tunis" en matière d'arts plastiques (....) Cette exposition a eu lieu entre le 3 et 17 février 1930. Toutes les publications en langue arabe, surtout Ez-Zohra et En-Nahdha, n'ont cessé d'appeler les Tunisiens "à visiter cette exposition afin d'encourager le jeune peintre YahiaTurki..."