dimanche 31 mai 2020



                 "Abdelaziz Ben Raïs, Aux Origines de la Peinture en Tunisie" 






Il a fallu de longues et patientes recherches pour retrouver chez des collectionneurs avertis les toiles qui sont reproduites dans ce livre et qui nous révèlent un peintre et une œuvre restés trop longtemps inconnus du public.

Il s’agit pourtant d’un artiste qu’il faudra désormais considérer comme l’un des fondateurs d’une peinture de chevalet tunisienne mais aussi comme l’un des peintres importants de la Tunisie durant la première moitié du XXè siècle. Parce que Abdelaziz Ben Raïs est un peintre véritable ; sa vie entière, il n’a fait que peindre, sans doute parce que, comme sans doute Claude Monet « il ne savait rien faire d’autre ». C’est ainsi que s’est affirmé le tempérament d’un artiste amoureux des hommes et de la nature, un passionné de la lumière qu’il capte avec un talent consommé.

Malgré son handicap (il était sourd et muet), ou peut-être en raison de son handicap, A. Ben Raïs a su appréhender avec une infinie tendresse sa ville, ses aventures, sa Médina, ses ruelles de banlieues…Qu’il s’agisse de dames conversant sur un banc public, de bourgeois cosmopolites attablés sur la terrasse d’un café ou de passants dans les ruelles de la Médina, les personnages ont dans ses toiles une présence qui révèle une profonde sympathie et un attachement sincère de la part de l’artiste.

S’il a privilégié les sujets que lui inspire son environnement à la fois traditionnel et moderne, il a échappé à l’écueil de l’exotisme et du folklorisme. Il a su mettre au service de sa sensibilité et de da sincérité une parfaite maîtrise technique. Là est le secret de son génie.

                                            (Mohamed Masmoudi, fondateur de Sud Editions)


Actualités de la Tunisie 14 octobre 2006




Avec le peu de matière à sa disposition, le professeur Khaled Lasram nous a offert un bijou appelé : “Abdelaziz Ben Raïs”. L’édition d’un livre est toujours un événement heureux dans le paysage de la création. Que dire de la parution d’un beau livre, qui plus est sur les arts plastiques. Après “Tunis naguère et aujourd’hui” de Zoubeïr Turki, Sud Editions se plaît dans ce nouveau genre un brin exigeant et nous gratifie d’un petit bijou intitulé “Abdelaziz Ben Raïs”, qui va trouver sa petite place sur les étalages de nos librairies et bibliothèques. Jeudi soir, il y avait foule à Dar El Jeld de la Médina de Tunis. Nous avons vu entre autres le ministre de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine et son cortège officiel. L’occasion était aussi des retrouvailles et l’ambiance,fort conviviale. Comme au bon vieux temps. “Le nom de Ben Raïs m’était tout au début inconnu. Au fil de notre travail avec le chercheur et professeur Khaled Lasram, aidés par les nouvelles technologies et autres supports d’informatiques et les quelques collectionneurs, nous avons appris à aimer ce peintre, perdu de vue depuis une cinquantaine d’années. Nous n’avions pas assez de toiles. Il faut vraiment aller les chercher chez les mordus d’art. Nous avons trouvé chez les uns, un Ben Raïs, chez d’autres quatre, cinq ou douze Ben Raïs et nous avons collecté une soixantaine. D’ailleurs jusqu’à la veille de la publication, nous est parvenue une toile appartenant à un avocat, “La fille à la poupée”. Notre rôle est de valoriser la peinture de chez nous. Faites-le lire et offrez-le. Je crois que vous faites une bonne action”, a notamment dit Mohamed Masmoudi, patron de Sud Editions. Il était entouré de Khaled Lasram, auteur de l’ouvrage et qui enseigne l’histoire de l’art à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis. Cet ancien de la Sorbonne qui affectionne le travail sur la peinture orientaliste française notamment celle de l’Egypte de la période de 1869 à 1914 nous prépare pour les jours à venir un ouvrage sur le premier portraitiste tunisien, Ahmed Ben Osman. “Je remercie l’éditeur qui a cru à mes recherches et m’a apporté tout le soutien afin de défricher le début de la peinture figurative chez nous. Mon travail n’est pas une simple biographie mais un travail approfondi sur les facteurs idéologiques, sociologiques et artistiques de cette époque de la première moitié du XXème siècle, et sur son insertion dans la peinture, sur son langage nouveau et significatif et sur le choix de ses sujets. Il y a deux jours, un collectionneur est venu me voir avec un carré d’une scène de plage et ça m’a touché. Le galeriste Moncef Msakni nous a prêté les deux originaux qu’on a accrochés ici-même. Je lance donc un appel pour que les collectionneurs se manifestent un peu plus. Ceci va pousser nos chercheurs à se mettre au travail pour réveiller d’autres talents que l’histoire a omis”, a précisé Khaled Lasram qui a voulu rendre un hommage posthume à cet “illustre-inconnu”. Abdelaziz Ben Raïs (1903-1962) était un sourd-muet. Mais sa sensibilité à son entourage était très développée et à fleur de peau. Il peignait tendrement et avec de petites touches les ambiances modernes et traditionnelles et sans jamais tomber dans “l’exotisme et le folklorisme”. Ses toiles dégagent beaucoup de sincérité. Pour les intéressés, le livre offre un bon continu rendant compte de la démarche de ce peintre, intermédée avec des analyses des lectures fondées. Ses 160 pages sont généreusement illustrées avec des toiles photographiées par Nicolas Fauqués. Quant à la jaquette, c’est un réel plaisir pour les yeux et une véritable invitation à la lecture.
                                                                                                                                      Zohra ABID




                                                             

                                            Centre d'Art, A. Ben Raïs (debout à droite), 1927


Source : LeQuotidien: lequotidien-tn.com

Entretien avec… Khaled Lasram, auteur du livre : Abdelaziz Ben Raïs, aux origines de la peinture en Tunisie

 

Khaled Lasram est une figure bien connue et appréciée dans le milieu culturel tunisien. Enseignant en histoire de l’art à l’Isbat depuis plus d’une vingtaine d’années, ses recherches, menées avec discernement et rigueur, traitent généralement de l’art contemporain en Tunisie. Il est aussi plasticien à ses heures; on connaît ses peintures, exposées régulièrement dans nos galeries d’art, où s’affirme un style personnel, mûr et accompli.

 

Aujourd’hui, il consacre un livre sur l’un de nos artistes précurseurs, Abdelaziz Ben Raïs, jusque-là méconnu du public et qui, pourtant, a foulé au même moment que Yahia Turki le domaine de la peinture de chevalet.

Le choix opté pour cet artiste ne tient pas compte uniquement de l’intérêt historique et documentaire de ses œuvres, mais aussi et peut-être surtout de leur valeur artistique. Car il s’agit, à travers ses peintures, d’un véritable hymne rendu à la lumière de notre beau pays et à ses doux rivages méditerranéens, témoignant d’une habileté certaine dans l’exécution, d’une sensibilité vive et d’un goût sûr.

L’ouvrage de Khaled Lasram, essentiel à la connaissance de la peinture tunisienne, couvre la période allant du moment de la création du Centre d’art en 1923, année durant laquelle Ben Raïs s’y inscrit, jusqu’à la mort de l’artiste en 1962. Une place non négligeable est accordée aux événements qui ont marqué cette époque, faisant l’objet de notices fournies, qu’il s’agisse de foyers culturels, d’associations ou de groupes d’artistes et qui permettent d’ancrer historiquement le parcours de notre peintre.

La vie singulière et hors du commun de Abdelaziz Ben Raïs, frappé depuis sa tendre enfance d’une surdimutité qui l’a accompagné sa vie durant, est raconté dans toutes ses circonstances, à travers des détails souvent pittoresques et savoureux, dans un style alerte et élégant, à la manière d’un roman.

Nous nous sommes entretenus avec l’auteur à propos de son livre, qui paraîtra dans les prochains jours grâce à l’excellente initiative de «Sud Editions», qui s’applique, depuis quelque temps, à diffuser une série d’ouvrages d’art dont récemment le fameux Tunis, naguère et aujourd’hui de Zoubeïr Turki, épuisé depuis longtemps et paraissant de nouveau sous forme d’un élégant volume de mêmes dimensions que l’original. 

 

Vous êtes connu en tant que plasticien, enseignant et chercheur. Pensez-vous que votre livre est à la fois marqué du sceau de cette triple expérience? 

 

Certes, mon intérêt pour l’art contemporain en Tunisie m’a amené à analyser, à travers une série d’articles, une multitude de questions diverses, telles que les différentes institutions qui ont été établies, avec l’installation du Protectorat et qui ont préparé à l’affermissement des valeurs culturelles et artistiques occidentales dans le milieu autochtone, les différentes étapes qui ont jalonné l’évolution de l’art en Tunisie, les groupes d’artistes et la création de l’Ecole de Tunis, la chronique d’art et les comptes rendus d’expositions, le marché de l’art, etc. Autant de questions clés que j’avais traitées et qui m’ont incité à m’intéresser de plus près à quelques artistes éclaireurs, parmi les précurseurs, dont Abdelaziz Ben Raïs. Ce dernier a retenu particulièrement mon attention, vu que son œuvre, assez remarquable, demeure peu connue du public amateur.

Parallèlement à tout ce qu’a pu me révéler la discipline de l’histoire de l’art, comme modes de lecture et comme méthodes efficaces d’accès aux œuvres, ma pratique de la peinture m’a certes préparé à mieux appréhender les productions de Ben Raïs, à considérer leur aspect proprement plastique et surtout à les placer dans leur contexte culturel et social. 

 

Votre livre paraît être plus qu’une étude sur la vie et l’œuvre d’un artiste, il soulève tout un ensemble d’éléments d’ordre historique, social ou esthétique touchant, dans une vision plus globale, au champ de l’art pictural en Tunisie… 

 

Je n’ai pas cherché à faire de ce présent travail une simple monographie, mais une recherche plus complète et plus détaillée sur les premiers moments de la peinture tunisienne et la réception de ce savoir-faire et de cette nouvelle expression par nos artistes nationaux. Loin de me limiter à une expérience individuelle, j’ai donc opté pour une grande diversité dans l’information en intégrant des faits, des événements. L’histoire de l’art ne pourrait être simplement historique et ne limite pas son ambition à faire l’histoire des artistes. Elle prend aussi en compte les facteurs socio-culturels et idéologiques qui peuvent influer sur la vision de l’artiste et déterminer sa propre conception de l’art. Car si, d’une certaine manière, tout créateur de quelque originalité, mène une aventure solitaire, il n’en est pas moins vrai que le recours à des notions tantôt historiques, tantôt purement esthétiques demeure indispensable si l’on ne veut pas s’égarer. 

 

Propos recueillis par Bady Ben Naceur              Source: La Presse  10 Septembre 2012

 



(Madame Manoubia Ben Ghedahem, Maître de Conférences en Littérature à l’Institut supérieur des Langues de Tunis, a présenté l’ouvrage de Khaled Lasram sur Abdelaziz Ben Raïs au Colloque international qu’avait organisé, les 17 et 18 novembre 2020, l’ « Ichara » et le laboratoire « Langue et formes culturelles » à l’Institut supérieur des Langues de Tunis. Son intervention a eu beaucoup de succès et a suscité des interactions enrichissantes auprès des intervenants.

En s’appuyant sur des projections en data-show de quelques œuvres de Ben Raïs, Madame Ben Ghedahem a démontré à travers  son discours qu’il faut impérativement changer de mentalité concernant le phénomène de la surdité. Elle considère  que celle-ci  n’est pas toujours un handicap, sauf si on le veut. Le vrai problème, explique-t-elle, est un problème de moyens, de chances données à l’enfant.

Le cas de Abdelaziz Ben Raïs reste un cas significatif : « Son milieu aisé et ouvert d’esprit » a été « une chance qui lui permit de dépasser ce qui était censé le handicaper. » Il trouva dans la peinture le meilleur moyen d’exprimer ses sensations. Alors que généralement, conclue-t-elle, on place les sourds parmi les déficients mentaux, un Tunisien, au début du siècle dernier, a réussi à montrer qu’il n’en est rien. »)



 

Tunisia News- Number  676 - September 30, 2006. P. 13.

ART BOOK BY “SUD EDITION”

“Life and works of precursor Abdelaziz Ben Raïs by Khaled Lasram”

 

Khaled Lasram is a well-known and appreciated figure in the Tunisian world of culture. A teacher in Art history at the Fine Arts H Institute for over twenty years, his research witch he conducted which he conducted with discernment and rigor, generally deal with contemporaneous art I Tunisia. He is also a visual artist when he feels like it; his well-known paintings are regularly exhibited in our art galleries where a personal, mature and accomplished style is asserted. Today, he is devoting a book about one of our precursor artists, Abdelaziz Ben Raïs, until now ignored by the public and who, however, stepped into the world of easel painting at the same time as Yahya Turki.

The choice taken for this artist does not take into consideration only the historical and documentary   interest of his works, but also perhaps their artistic value. For, through his paintings, it is a true hymn to the light of our beautiful country and to its sweet Mediterranean shores, giving evidence of a true sill in the execution, of a great sensitivity and of a reliable taste.

Essential to the knowledge of Tunisian painting haled Lasram’s work covers the period that goes from the time the Art Center was founded in 1923, the year when Ben Rais enrolled there, until the artist’s death in 1962.

A by no means insignificant place is granted to the evets that marked that period, being the subject of extensive notices, be they cultural centers, associations or groups of artists that allow our painter’s career to be historically rooted.

The remarkable ad unusual life of Abdelaziz Ben Rais, who had been struck ever since his early childhood by deaf-and-dumbness that stayed with him all along his life, is depicted in all of its circumstances, through often colorful and delightful details, in a lively and smart style, in the form of a novel.

His book is to be published in the next few days thanks to the excellent initiative of “Sud Editions” that has, for some time, been endeavoring to circulate a series of Art works, among which the famous Zoubeir Turki’s Tunis, in the Past and Today, out of print for a long time and appearing under the shape of an elegant volume that has the same dimensions as the original.

You are known as a visual artist, a teacher and researcher. Do you think that book is marked by the seal of this triple experience?

Indeed, my interest in contemporaneous art in Tunisia has led me to analyze, though a series of articles, a multitude of various questions, such as the different institutions  that were established  with the settlement of the Protectorate and that led to the strengthening of Western cultural and artistic values in the native milieu, the different steps that punctuated the evolution  of art in Tunisia, the groups of artists and the creation of the Tunis School, the Art chronicle and the exhibitions reports, the art market, etc. As many key issues that I had dealt with and that led me to look more closely at some guiding artists, among the precursors, Abdelaziz Ben Rais being one of them. The latter attracted my attention particularly, as his rather remarkable work is still very little known by the amateur public.

In parallel to all that the subject of art history has been able to reveal to me, as modes of reading and as efficient methods to have access to the works, my practice in painting did, indeed, prepare me to better apprehend Ben Rais’s productions, to consider their specifically visual art aspect and mostly, to place them I their cultural and social context.

Your book seems to be more than a research on an artist’s life and works, it brings up a whole set of a historical, social or esthetic order having to do, in a more global vision, with the field of visual art in Tunisia…

I did not try to do with this current work a simple monograph, but a more complete and more detailed research on the first moments of Tunisian painting and the and the reception of this know-how and of this new-expression  by our national artists. Instead of limiting myself to an individual experience, I have thus, opted for a greater diversity in the information by integrating facts, events. Art history could not be simply historical and it does not limit its ambition to make artists’ history. It also takes into consideration the socio-cultural and ideological factors that may have an impact on the artist’s vision and determine his own conception of art. For, if, in a certain way, every creator of any originality, leads a solitary adventure, it is no less true that having recourse to notions that are, once historical, and once purely esthetic remains necessary if we do not want to wander from the point.         

 

 

 

 

 

 














mardi 26 mai 2020

« Figuration et création d’un langage pictural en Tunisie »

« Figuration et création d’un langage pictural en Tunisie »


in « Poétique et Culture », sous la direction de Rachida Boubaker-Triki, Biruni, Sfax 1994, Arcantère, Paris 1994 (Actes du IIè colloque international de poïétique organisé par la Société Internationale de Poïétique et le Groupe de Recherche en Sciences de l’Art et de la Création de Beit al Hikma du 01 au 05 mai 1991 à Carthage.) pp. 73-80.

 

La figuration est un fait récent en Tunisie. Elle se manifeste à travers la peinture de chevalet, art d’emprunt, implanté par le système colonial.

En dépit des différentes civilisations qu’a connues le pays et dont on retrouve un peu partout les vestiges, la riche tradition artistique berbère s’est maintenue d’une façon vivace dans les zones rurales. Les signes qui sont souvent la stylisation d’éléments naturels, comportant un sens magique, servent de tatouages du corps humain. Ces mêmes signes étaient également utilisés comme décor à certains articles en particulier la poterie et le tissage. L’abstraction, nourrie par l’art berbère, n’a pas empêché cependant l’apparition sporadique dans les centres urbains d’un langage nettement figuratif (notamment sous la domination romaine et byzantine), mais la conquête arabe l’a renforcée, offrant une forme d’art particulièrement imprégnée de spiritualité.

La société tunisienne entretenait, avec l’avènement de l’Islam, une relation étroite avec un art hiératique se référant à la non-figuration des êtres et en rapport étroit avec les textes sacrés et la littérature mystique. Cette société donnait d’ailleurs au discours une fonction privilégiée dans le mécanisme de la pensée. La communication reposait essentiellement sur le verbe. La khataba et la façaha (éloquence, bien-dire) ont été les formes les plus convenues et les plus pratiques de l’expression arabe. Ce fait révèle le primat du langage discursif sur le langage iconographique et d’une pensée exclusivement fondée sur la rhétorique. L’iconoclasme malékite a joué, certes, un rôle prépondérant dans le refus de toute forme figurée. Yussuf ibn Tachafine, geôlier du poète al-Mu’tamid ibn ‘Abbad, dernier émir abbadite à régner sur Séville  ou Ibn Tumert, briseur des instruments de musique, qui ont régné au XIè et XIIè siècles sur l’empire almoravide, sont parmi les plus illustres à avoir pratiqué l’intolérance, le rigorisme dans la foi et le refus de toute forme d’art.

Cependant, des études spécialisées nous révèlent aujourd’hui les aspects d’une peinture arabe et musulmane qui s’est imposée en face d’une opposition iconoclaste virulente. (1) Si l’expérience de l’image existe donc dans la culture arabo-islamique, elle est pourtant détournée, labyrinthique, elle se développe en spirale, dirait-on, à travers les variations d’une figuration sans figure, c’est-à-dire sans dénomination. En commentant l’ouvrage de Mohamed Aziza, « L’Image et l’Islam », Jean Duvignaud note dans sa préface « qu’en Islam le verbe suscite la forme ; la parole, voire le geste ou la danse engendrent l’image et le jeu de couleurs. On devrait dire alors que l’image est, en Islam,  plus enracinée dans l’existence qu’elle ne l’a jamais été dans l’Occident depuis l’art roman. On peut même se demander si l’expérience des solidarités et des relations humaines ou des formes que suscitent les unes et les autres n’est pas plus importante ici que le déchiffrement des signes et l’illusion réaliste à laquelle nous a trop conviés la culture européenne». (2)

Mohamed Aziza nous démontre dans son livre comment l’image concrétisée par l’œuvre d’art contient en filigrane l’image informulée. Le monde des images informulées, mythiques ou oniriques, mentales, conscientes ou inconscientes s’infléchit à son tour dans celui de la praxis sociale. Que ce soit l’image artistique, l’image mythique ou l’image rêvée, elles constituent ensemble un langage semblable utilisant les mêmes représentations collectives.

Nous remarquons que dans la peinture sous-verre, art populaire qui prospère au siècle dernier dans certaines villes tunisiennes, l’image maintient un accord constant entre le réel et l’imaginaire, répondant aux besoins de la mémoire sociale. Les ustura ou légendes tirées de récits épiques, érotiques ou propres à l’histoire religieuse sont suggérées par l’image et signifiées par des formes symboliques. En cela, la peinture sous-verre, comme tout art traditionnel ne se fonde pas sur la représentation.

L’image bidimensionnelle des sous-verre conserve à la pensée un certain niveau de symbolisme et se rapproche ainsi beaucoup plus de l’écriture alphabétique que de l’image tridimensionnelle. Tout comme les images déclenchées par la lecture, elle reste la propriété de richesses variables de l’imagination. L’élément figuratif n’est pas totalement absent. Mais les objets (aspersoirs, brûle- parfums, vasques…), représentés sous forme de pictographies servent de supports à des compositions calligraphiques qui traduisent elles-mêmes des versets coraniques, des aphorismes ou des paroles de saints.

S’opposant ainsi aux modes traditionnels, c’est surtout au niveau du sujet figuré que la peinture à l’huile et de chevalet trouve son originalité. L’implantation de ce nouveau mode de représentation réaliste marque, au début du XXème siècle, une coupure avec la tradition iconoclaste. On conçoit que l’irruption d’une nouvelle forme d’expression amenée par l’Occident, telle que la peinture de chevalet, ait provoqué et lancé un défi d’une nature comparable à celui que lançait par ailleurs la revendication à l’Indépendance et à l’identité nationale.

Ce que Jacques Berque appelle « le vécu social », sur lequel prennent appui « les langages arabes du présent » (3), renvoie ici à une expérimentation diverse et riche que ponctue l’exploration des arts plastiques et de nouveaux modes de représentation et, pour la période actuelle, de l’audiovisuel. S’approprier une technique ne consiste point à en copier les premiers effets, mais à asservir l’instrument nouveau aux incitations d’une culture qui cherche à fonder dans la modernité son être original.

 

A.    Le réalisme figuratif

Dans une société aspirant à l’Indépendance et à l’autonomie se pose le problème urgent du développement accéléré et du rendement productif. L’art y est conçu lui-même comme travail sérieux et didactique, dans le sens qu’il doit se faire discours dont la compréhension pour les masses populaires doit être possible à travers le réalisme et l’image brute. La figuration semble en fait donner parfaitement une cohérence à l’imagerie du peintre tunisien qui cherche à convaincre par son art et s’adapte le plus à une considération exclusivement littéraire et anecdotique de l’œuvre d’art.

C’est vers les années 30 qu’apparurent les premiers représentants de l’art pictural en Tunisie. Les peintres locaux, réagissant contre l’exotisme et le poncif, se sont attachés à retrouver le vrai visage de leur pays. Leurs sources d’inspiration furent les réalités et les valeurs du milieu dans lequel ils ont vécu, choisissant comme support matériel des objets, des personnages et des scènes inspirées de la vie traditionnelle. Ce choix a renforcé, d’une part, le lien affectif entre cette nouvelle esthétique et le public et a rendu, d’autre part, plus accessible la lecture et le déchiffrement de l’image. Car qu’est-ce que la figuration? Sinon cette capacité à pouvoir discerner et reconnaître des formes, autrement dit, à composer des objets dont la réunion institue une mémoire culturelle.

Les pionniers, en voulant instaurer une nouvelle formule esthétique, ont eu pour principale tâche d’apprivoiser un nouveau langage iconique et de le nationaliser. C’est d’abord au niveau de l’anecdote qu’ils ont conçu le travail d’adoption-adaptation, par une représentation figurée de l’image significative du vécu social. Il faut attendre les années 60 pour que s’amorce une nouvelle prise de conscience plus profonde du problème, celle qui situe la spécificité au niveau d’une re-création de l’écriture plastique.

Le premier tunisien de confession islamique à avoir appréhendé un langage sans tradition, fut Yahia Turki, surnommé à juste titre « le père de la peinture tunisienne ». (4) Son œuvre se rapporte exclusivement à la représentation objective.  Un tableau de Yahia Turki est le plaisir d’un regard qui découvre dans l’image une réalité reconnaissable. Le regard est ici picturalité et image vécue du visible sur un même plan.

La valeur d’une peinture se fixe par rapport à son signifiant et à sa lecture directe. L’espace se limite à présenter les éléments dans leur existence quotidienne et le signe renvoie sans détour au signifiant collectif. L’art de Yahia manie ainsi des signes qui fonctionnent par l’anecdote, comme s’il procédait à un apprentissage, afin d’atteindre le stade opérationnel de l’image.

                          


                       « Fête de l’Indépendance, place Bab Souika », hst, collection de l’Etat


En observant l’une de ses toiles : « Fête de l’Indépendance, place Bab Souika », nous remarquons un espace plat, simplifié à l’extrême, où la lecture s’avère aisée pour l’esprit non initié. La technique, non élaborée au double niveau de la perception et du rendu du volume, donne surtout la primauté au sujet.

Tous les détails sont retenus et prennent des dimensions démesurées leur donnant une place de choix à l’échelle de l’œuvre.

Espace dénudé, mais riche en significations, c’est ce qui caractérise le langage plastique de Yahia, dont les signes visent à suggérer plutôt qu’à réaliser un système aux codifications autonomes.

La disposition logique d’objets étalés dans l’espace de ses toiles, l’absence de perspective et de modelé, font comparer ses tableaux aux fixés sous-verre et aux naïves images illustratives de thèmes mythiques ou religieux. C’est peut être cette parenté entre l’art de Yahia Turki et l’imagerie populaire qui fait dire au peintre Mosès Levy, juif tunisien ayant eu un certain impact sur Yahia, que ce dernier « parlait » arabe dans sa peinture. (5)

Si les courants esthétiques contemporains n’ont point touché Yahia Turki, qui pourtant a travaillé vers les années 20 dans l’atelier d’Albert Marquet, c’est parce qu’il a choisi de communiquer  avec un autre milieu socio culturel et que pour cela il lui fallait édifier un langage qui puise ses composantes dans un autre système de valeurs. C’est avec lui  que commence l’élaboration d’un nouveau chiffrage du signe pictural dans un espace signifiant.

L’art de Yahia symbolise par ailleurs un acte d’outrage vis-à-vis des milieux conservateurs qui bannissent la représentation figurée condamnée non sans restriction par la morale religieuse. « Un carton à la main, nous confie Yahia, j’étais en train de croquer le beau paysage qui s’offrait à moi : le quartier de Bab Bhar de la médina. Un vieil enturbanné de passage, ayant refoulé la foule de badauds qui m’entouraient est venu me reprocher de faire comme les roumis… » (6)

Lorsque Yahia adopte la peinture de chevalet, il entend peindre systématiquement son milieu. La manière dont est utilisé son langage pictural diffère fondamentalement de celle employée par l’école coloniale. L’intention, quant au sujet, n’est pas la même. Pour les peintres coloniaux, la Tunisie est un sujet comme tout autre. Par sa lumière, ses paysages pittoresques et les types humains qu’elle offre, elle devient prétexte à des variations chromatiques et formelles.

En accueillant les différents produits appartenant à la société traditionnelle, les peintres coloniaux récupèrent ce qui ne leur semble pas trop incompatible avec leur conception esthétique et le présentent en tant que produit de l’universel. Cette démarche de l’esthétique formelle les conduit à décharger le produit de sa signification initiale. A ce propos, Jean Laude écrit que « Dans une société traditionnelle, chaque élément codé, investi d’une signification qui lui est propre, est référé à un ensemble auquel il appartient, dans l’espace duquel il peut se situer de différentes façons mais hors duquel il ne possède aucun sens. » (7)

Les peintres coloniaux se sont préoccupés jusqu’alors de figurer des thèmes spécifiques à la Tunisie, mais leurs recherches s’inscrivaient par rapport à l’orientalisme et à la tradition picturale occidentale et ne pouvaient par conséquent être lisibles que par référence à leur propre contexte culturel. Certains parmi ces artistes, ayant rejoint les courants artistiques modernes, ont été l’objet d’acerbes critiques, comme l’a mentionné d’ailleurs Sophie El Goulli dans sa thèse « Origine et développement de la peinture en Tunisie » en parlant de l’apparition du mouvement abstrait à Paris et en le comparant à la situation à Tunis : « Car cette révolution picturale, écrit-elle, se passe au moment où le tunisien découvre la toute puissance de l’image, son pouvoir descriptif, au moment même où il passe de l’ère orale, du mot roi, à l’ère de l’image dont il retient l’anecdote et non la valeur du trait et de la couleur. » (9)

 Si l’on admet que c’est avec Yahia que commence l’élaboration d’un nouveau langage pictural, encore faut-il démontrer la continuité de ce langage et son évolution avec les peintres qui lui succèdent. Déjà on pourrait avancer qu’avec lui s’affirme la figuration comme mode d’expression réconciliée avec la réalité sociale. En dépit de l’inexistence d’une critique d’art importante pouvant esquisser les orientations générales, les quelques polémiques au sujet de l’abstraction et de la figuration qui ont opposé, dans les années 1956-1957, Edgar Naccache à Hatem el Mekki, révèlent déjà la formation de groupements et de tendances. (8)

Les arguments des défenseurs de la figuration se placent surtout d’un point de vue engagé, touchant un public le plus souvent profane en matière d’art mais exalté par le sentiment du nationalisme.

Pendant la phase coloniale, l’école du peuple constitue la seule ressource d’inspiration valable pour les artistes tunisiens. L’attachement artistique à un sujet, qui n’est autre que l’image de soi, s’avère un moyen efficace de préservation contre l’emprise culturelle instaurée par le Protectorat.

Les formes d’expression qui apparaissent avec les peintres succédant à Yahia ont un caractère d’homogénéité si l’on considère dans son ensemble l’œuvre du groupe. Même les innovations sur le plan formel viennent se combiner à un même système de figuration.



                                         Y. Turki, « La Kharja de Sidi bou Saïd », hst


Avec Ammar Farhat, on assiste à l’échelonnement de plans successifs suggérant un sens timide de la perspective. Il conserve en outre le même réseau de distribution des figures, ainsi que le même procédé de délimitation des objets par un trait accentué.













"Circoncision", hst, 1946

 

L’artiste recourant à son instinct manie la couleur comme fin en soi et comme décharge de sensations. Chaque tableau, prémédité, soumis à un travail d’élaboration systématique, au moment même de sa conception et de sa réalisation, trahit un savoir-faire inné de la construction-composition et de la manipulation du graphisme et de la couleur. 

                                             


    « Danses de tambours et de mezoued (cornemuse) », hst, 1960

 

Restant dans la tradition picturale de Yahia, le langage artistique d’Ammar Farhat apporte néanmoins une nouvelle dimension expressionniste où la communication se fait par l’évocation de sentiments puisés dans la réalité populaire. S’il s’est rallié au mode de représentation figurative, c’est encore pour domestiquer le pouvoir d’expression du langage pictural, pour confirmer ce langage et assurer sa transmissibilité.   

 

A.    Le signe traditionnel comme axe de représentation

Zoubeir Turki se situe entre l’ancien langage figuratif et l’espace du signe traditionnel. Le choix du dessin comme moyen technique s’accorde avec  une lecture plus abordable. (9)

 

       

 

 

 

                

         


                                           

                                   



                                           "Le bain maure", encre de Chine sur canson

 

« En cherchant les principes constructifs du tableau, Zoubeir Turki trouva la ligne et la couleur pure pour exprimer la plénitude de ses expériences plastiques. Il a employé le dessin pour obliger la couleur à sublimer l’expression, pour saisir la vie avec la plénitude de ses impressions et de ses perceptions.

La thématique pour assurer son message se développe ici dans deux directions : d’abord par la symbolique des signes qui impliquent une interprétation et, ensuite, par un humour qui renforce le lien de signification de l’œuvre et qui est caractéristique d’un aspect fondamental de la psyché tunisienne ». (10)

Zoubeir Turki considère que le réalisme pictural est la meilleure expression  perceptible par tous ceux auxquels il destine son art. C’est ainsi que ses œuvres sont teintées d’un humanisme profond. Dans son ouvrage « Tunis naguère et aujourd’hui », à travers une série d’illustrations et de dessins exécutés à la plume et au pinceau, l’artiste développe toute une thématique sur les comportements et pratiques de l’homme traditionnel ébauchés avec infiniment de souplesse. (11)

Nous rapportons, à titre d’exemple, l’un de ses thèmes qui constituent la richesse du folklore tunisien et que Zoubeir Turki a magnifié dans un langage simple et expressif : la Tijania (confrérie religieuse). Il s’agit de chanteuses qui accompagnent la timbale et rebab scandant les louanges du grand saint Sidi Ahmed Tijani. 


          

                                                  « La Tijania », encre de Chine sur canson

 

Nous abordons un autre peintre qui rejoint le courant de la figuration : Ali Ben Salem. Sen miniatures sont marquées par des lignes souples et sensuelles qui semblent être répétées à l’infini. Depuis son séjour en Suède, Il évolue vers une stylisation poussée à l’extrême. Les formes, épousant la bi dimensionnalité, deviennent de plus en plus épurées. C’est le mythe de tout l’Orient qui émerge à travers un univers pictural optimiste et coloré qui reflète les richesses d’un monde rêvé, peuplé de fleurs, de poissons, de biches et de personnages de légendes, des houris aux grands yeux, des princes à cheval…

 

                                                

                                                « Jeune couple au milieu des fleurs », 1930

 

Nous remarquons qu’avec Zoubeir Turki, Aly Ben Salem et d’autres encore : Ali Bellagha, Hatem el Mekki, Jalal Ben Abdallah, Abdelaziz Gorgi, Brahim Dahak… se profile un détachement du réalisme figuratif au bénéfice d’une stylisation systématique des formes. Leurs œuvres, si elles se placent dans la continuité de la peinture réaliste, innovent dans la mesure où on assiste à l’introduction de la symbolique comme axe de représentation.

 



                                           B. Dhahak, "La danseuse", hst, 102x66 cm, 1965


   


                                                                 Abdelaziz Gorgi "Malouf " 



 


                                                 Hatem El Mekki, "Les deux notables"                   

                   

Observons des reproductions d’œuvres tirées au hasard, celles d’Ali Bellagha, Les trois grâces, de Brahim Dahak : Danseuse, d’Abdelaziz Gorgi : Malouf, et de  Hatem El Mekki : Les deux notables, nous remarquons les mêmes caractéristiques formelles, à savoir une stylisation des formes, un espace plat avec une disposition linéaire des éléments de mise en valeur de l’indice culturel. Ici, le signe s’impose par ses multiples significations, constituant un langage qui se suffit à lui-même.

Cette approche de l’espace plastique se base sur deux niveaux : le premier, c’est que les figures humaines et les objets matériels sont traités sur un pied d’égalité pour la signification de l’œuvre ; le second niveau, c’est que la relation entre les éléments n’est pas topographique ou narrative mais qu’elle répond à des exigences de composition purement formelles.

L’œuvre d’Ali Bellagha, Les trois grâces, nous montre des personnages et des oiseaux traités dans le même esprit que les éléments décoratifs qui les entourent. Leur liaison les uns par rapport aux autres et leurs grandeurs incommensurables n’ont d’autre mobile que d’équilibrer les surfaces. Les formes contournées par un trait blanc, plates et sans modèle, ne sont pas d’ailleurs sans nous rappeler la technique bidimensionnelle des sous-verre.

 


                                               « Les trois grâces, collage et découpage, 53x47


Le fond noir, traité dans une matière unie et l’emploi d’un cerne blanc contournant les objets représentés accentuent leur détachement et jouent à les mettre en valeur renforçant ainsi leur fonction en tant que signes.

On remarque généralement que toute une panoplie d’objets et de détails particuliers : vases, instruments de musique, chapelets, éventails, sabots, bouquets de jasmin, portes cloutées, carreaux de faïence… sont  systématiquement employés par l’ensemble des  peintres parce qu’ils sont précisément la concrétisation de la vie traditionnelle retrouvée.

Cette autosuffisance de l’objet peint pour transmettre le message provient du fait qu’il acquiert une opérationnalité nouvelle. Le tableau qui signifiait par l’évocation de scènes, selon la logique du vécu dans le cadre de ses contraintes spatiales et temporelles, emprunte un nouveau mode de communication basé sur la réalisation symbolique.

Chez Jalal Ben Abdallah, les miniatures et les toiles ont presque toutes une même composition ; seuls les objets se déplacent d’une œuvre à l’autre, occupant chaque fois un espace différent.




                                   « Terrasse de pêcheur », aquarelle gouachée, 60x40 cm, 1965

 

Dans,  l’une de ses œuvres, Terrasse de pêcheur, se juxtaposent, au premier plan, toutes sortes d’objets (poissons, coquillages, filets, harpon, tabouret, sabots, lanterne, fruits…) et, au second plan, s’échelonnent les terrasses du village de Sidi Bou Saïd surmontées  par la mer et la montagne émergeante de Boukornine. Tous ces objets sont communs mais la sélection de l’artiste les fait glisser de sens et les investit d’une autre dimension, modifiant leur statut initial pour en faire les constituantes d’un monde idéalisé. 

Aucun de ces objets ne correspond vraiment aux données de l’expérience sensible. Non seulement leur disposition, mais leur contexte, leur densité, leur matière sont le produit d’une élaboration et d’une stylisation poussée. L’artiste dispose, manie, ordonne des éléments perceptifs identifiables mais en fonction d’une représentation conventionnelle.

    


                                                            « Le henné », 42x30cm

 

 Une autre œuvre,  exécutée par Jalel Ben Abdallah durant sa première période, Le Henné, représente une scène familiale se rapportant au mariage. La distribution des objets et leur arrangement réussit à créer une atmosphère cérémoniale. Le patio richement revêtu de panneaux de céramique, l’aménagement de l’espace habité, la mise en valeur d »éléments tels que le tapis au centre, le chat et la jarre au premier plan ainsi que la disposition des babouches au bord du tapis témoignent d’une conduite citadine. L’omniprésence de ces objets prédit un nouvel ordre spatial qui se limite à leur propre existence.

Il y a une atmosphère d’amitié avec les choses, des objets réconciliés, des objets qui ont presque des âmes. Le fait de rassembler dans un même ensemble fruits et coquillages (Nature morte sur la mer), ou même de placer des   colombes sur le pied d’une femme assise (Le collier de la colombe) se base sur une conception irrationnelle de l’espace. Ni les rapports de position d’objets, ni les gestes des personnages figurés ne répondent à l’acte opératoire pur : ces objets sont maniables dans l’abstrait.

L’apparence déformée des architectures n’obéit pas non plus aux règles strictes de la perspective réaliste et nous permet de dégager le lien essentiel qui attache le spectateur à la peinture fantastique : la fascination. Cette fascination s’exerce grâce à une représentation minutieuse des objets : les éléments du décor sont ceux de la vieille cité (fenêtres en fer forgé, portail, ruelles pavées, escaliers tordus, jarres, nattes…) et enfin des personnages dont l’immobilité semble hypnotiser.

L’art de Ben Abdallah se présente comme un vécu passionnel, une relation affective de l’artiste avec ses modèles tout chargés d’histoire intime. Ces objets tirés systématiquement du fond de notre mémoire deviennent les supports de notre imagination. Il en ressort un nouvel apprentissage dans la lecture du patrimoine, lequel est provoqué par le décodage de l’objet qui acquiert, aussi bien d’ailleurs dans l’œuvre de Ben Abdallah que dans celle de tout le groupe, un statut relevant d’une nouvelle considération esthétique.

 

 

(1)    L’école arabe de peinture a connu un certain épanouissement au 13è siècle notamment à Baghdad à travers l’art de la miniature. Cf. Richard Ettinghausen : « La peinture arabe », Skira, Genève, 1962. Cf. Alexandre Papadopoulo : « L’islam et l’art musulman », éd Mazenod, Paris, 1976.

(2)   Mohamed Aziza : « L’image et l’islam », préface de Jean Duvignaud, Albin Michel, Paris, 1978, pp 7-8., 1974.

(3)   Cf. Jacques Berque, « Langages arabes du présent », éd. Gallimard, Paris

(4)   Cf. « La Presse », quotidien tunisien, 19 février 1972.

(5)   Cf. « L’action »,  quotidien tunisien, 23 avril 1972.

(6)   Naceur ben Cheikh : « Mythes, réalités et significations de l’activité picturale en Tunisie, in « Culture et société au Maghreb, CNRS, Paris, 1975, p 152.

(7)   Cité par Jean Duvignaud : Lecture ethnologique de l’art, in « Les sciences humaines et l’œuvre d’art », La Connaissance, SA Bruxelles, 1969, P 180.

(8)   Sophie El Goulli : « Origine et développement de la peinture en Tunisie », Thèse de 3è cycle, Sorbonne, Paris, 1974, p 143.

(9)   Cf. « L’action », quotidien tunisien, 1956-57, « La Presse », quotidien tunisien, 1965-66.

(10) Milaslav Krajn’y : « Zoubeir Turki, éd de belles lettres et d’art, Prague, 1963, p. 16.

(11) « Tunis naguère et aujourd’hui », dessins et textes de Zoubeir Turki, adaptation française de Claude Roy, préface de Paul Sebag, STD,Tunis, 1967. Réédité par Sud Editions, Tunis, 2005.