jeudi 23 mars 2017

Mon ProfesseurJean Laude et mes études parisiennes


J. Laude, lors de son dernier voyage en Tunisie (1979).

Mon Professeur Jean Laude et mes études parisiennes


Né le 11 mai 1922 à Dunkerque, décédé le 19 décembre 1984 à Fontenay-aux-roses (Hauts-de-Seine). Poète, ethnologue,  historien de l’art (spécialiste du primitivisme fauviste et cubiste et des arts de l’Afrique noire), J. Laude contribua régulièrement à plusieurs revues, notamment la revue "Cobra", et "l'Ecrit-Voir" dont il avait tant aidé à sa création. (1) Il était également Directeur du Centre de Recherches théoriques sur les relations artistiques entre les Cultures. A travers ses recherches, il aborde principalement le problème des relations bilatérales entre les arts occidentaux et les arts orientaux, aux époques moderne et contemporaine. (Voir principalement sa thèse: "La peinture française (1905-1914) (Klincksieck, 1968) et "Les arts de l'Afrique noire" (nlle éd. Le Chêne, 1979) Ses cours d’histoire de l’Art contemporain à la Sorbonne (auxquels j'ai personnellement assisté de 1975 à  1981) ainsi qu'à ses séminaires - « Peinture pure et/ou avant-garde : les orientalistes, 1860-1960 » et - « Naissance des abstractions » (1981) (traitant des arts "primitifs" et de l’influence qu’ils ont exercée sur Paul Klee et les peintres abstraits), m'ont servi de référence de base à ma thèse de doctorat sur les peintres orientalises français en Egypte (2) De 1970 à 1980, le Professeur Laude anima des colloques sur l’histoire de l’art contemporain organisés à Saint-Etienne par l’université et le musée d’Art et d’Industrie. Afin de lui rendre hommage, la bibliothèque du nouveau Musée d’Art moderne et contemporain de cette ville, inaugurée le 10 décembre 1987, porte son nom. Son ouvrage fondamental " La peinture française et « l’art nègre », 1905-1914 ", est un précieux présent pour tous ceux qui s’intéressent au primitivisme (Klincksieck, Paris 2006, édition revue et présentée par Jean-Louis Paudrat). (Ce dernier, dans la lignée de J. Laude, est l’un des auteurs du fameux ouvrage " L’Art africain ", éd. Citadelles & Mazenod, Paris 2008).



                                                    

"Jean Laude écoutant un exposé savant sur la poésie" (6 décembre 1963) par René Passeron (1920-2017, peintre et historien de l'art; Directeur de l'Institut d'esthétique de l'Université Paris I, Panthéon Sorbonne).


Une amitié privilégiée liait le Professeur Jean Laude et moi-même. J’avais pris l’habitude de l’accompagner aux diverses manifestations artistiques auxquelles il se rendait. Celles-ci se déroulaient principalement au Grand Palais, au Centre Beaubourg (inauguré en 1977) ou dans certaines galeries d'art. Le Professeur Laude sollicitait ma présence aux soutenances de thèses qu'il présidait le plus souvent et surtout aux séances qu’il tenait, tous les jeudis après-midi, à l’Institut d’art et d’archéologie (Centre Michelet). A l’UFR d’Histoire de l’Art, il recevait toute une cohorte d’étudiants qui préparaient sous sa direction des mémoires de maîtrises, de DEA ou de thèses de 3è Cycle Je ne pouvais manquer à ces séances, qui duraient parfois jusque à la fin de la journée et qui, d’ailleurs, étaient fort instructives du point de vue méthodologique. C’est ainsi que j’ai pu saisir les procédures d’investigation scientifique et me familiariser avec les différentes étapes de la conception et de l’élaboration d’un travail de recherche. Le soir de ce même jour, entre vingt et vingt-deux heures, notre éminent professeur donnait, à la salle Cavaillès (Sorbonne), un cours magistral. Nous traversions, Mme Laude et moi-même, en début de séance, la grande salle et nous nous asseyions toujours au premier rang.



                              Lettre que j'avais reçue à Tunis de la part de  Monsieur Laude,  datée du 29 août 1977  


Le Professeur Laude m’invitait parfois chez lui dans sa villa, à Fontenay-aux-Roses, située non loin de Châtenay-Malabry, là où je résidai durant les premiers mois de mon séjour en France. On s’installait à la salle de séjour et je l’écoutais attentivement me parler de poésie, d’art ou de littérature. Doté d’une prodigieuse culture livresque, il commentait, en critique averti, une multitude d’ouvrages traitant de telle ou telle question. Il se référait souvent dans ses propos à ses anciens maîtres : notamment Marcel Mauss (sociologue et ethnologue) ou le fameux philosophe Claude Levi - Strauss dont l’ouvrage, « La pensée sauvage », a eu un impact déterminant sur sa vocation en tant qu’ethnologue. Il m’avait d’ailleurs incité à consulter systématiquement les principaux travaux de son autre maître, Pierre Francastel (titulaire depuis 1948 de la chaire de sociologie de l’art à l'Ecole pratique des Hautes Etudes). Les nombreux traités érudits de celui-ci - « Peinture et société », « Histoire de la peinture française », « Art et technique », « La figure et le lieu » - constituent des outils indispensables pour les futurs chercheurs dans le domaine de la théorie de l’art, leur permettant d’acquérir des concepts fondamentaux, d’appréhender les œuvres artistiques et de scruter leur mécanisme en les plaçant dans leur contexte socio-culturel. Dans le même sens, le Professeur Laude m'avait proposé d'assister régulièrement aux séminaires du Professeur Marc Le Bot (1921-2001), (titulaire de la chaire d'Histoire de l'Art moderne et contemporain à la Sorbonne Paris I). Egalement dans le sillage de P. Francastel, le Professeur Le Bot (écrivain, romancier et poète) est surtout l'auteur de plusieurs essais dont, notamment, "Francis Picabia et la crise des valeurs figuratives" (Klincksieck, 1968), " Peinture et Machinisme" (Klincksieck, 1973), "Valerio Adami,  essai sur le formalisme critique" (éd. Galilée, 1975), "Figures de l'Art contemporain (éd. U.G.E., 1976) et "L'oeil du peintre" (1982).
















Pot de fin d'année : le Professeur avec ses étudiants (juillet 1979 )


Pour ma part, je fréquentais assidûment la Bibliothèque Jacques Doucet, spécialisée dans les ouvrages d'art et d'archéologie. De plus notre bien-aimé et regretté Professeur ne manquait pas de me remettre, à chaque fois que je lui rendais visite, des livres sur lesquels je devais, lors d'une prochaine rencontre, en présenter mes propres appréciations. C'est ainsi qu'il m'offrit quelques recueils de  ses poèmes ("Les Saisons de la mer", "Sur le chemin du retour", "En attendant le jour de fête"... ) et un ensemble d'ouvrages parmi ses meilleures lectures, entre autre, deux essais de Roland Barthes qui avaient connu au moment de leur parution un certain succès : "L'Empire des Signes" (Skira, 1970) et "Fragments d'un discours amoureux" (Seuil, 1977). R. Barthes, critique littéraire et linguiste était à cette époque Directeur d'études à l'Ecole pratique des Hautes Etudes et Professeur au Collège de France. J'ai d'ailleurs eu l'heureuse occasion de rencontrer ce célèbre écrivain , quoique durant un bref moment, en compagnie du Professeur Laude. Nous nous installâmes à la terrasse d'un café, situé à la rue Saint-Jacques dans le quartier latin, c'était en janvier 1980, deux mois avant la tragique disparition de cet éminent professeur. Le 25 février, il fut percuté violemment par un véhicule alors qu'il se rendait au Collège de France ! Le 26 mars, il décéda à la suite de cet accident.


Toujours en compagnie de notre cher Maître, j'avais eu maintes fois l'occasion de lier connaissance avec des personnalités universitaires bien connues dans les milieux culturelles et artistiques. Je me contenterai d'évoquer ici le souvenir de l'éminent professeur Gaston Diehl (cinéaste, historien et critique d'art, biographe de Matisse) qui m'avait d'ailleurs conseillé, lors d'une entrevue avec le Professeur Laude, de lire parmi ses innombrables écrits son ouvrage : "La Peinture moderne dans le monde" (Flammarion, 1966). Cet ouvrage, abondamment illustré, m'avait permis de survoler les principaux courants de la peinture moderne en France et dans d'autres pays, de mieux saisir leurs interactions et de les situer les uns par rapport aux autres. 

A l’approche de l’hiver, le Professeur Laude consacrait ses fins de semaines à une dure besogne. Il se mettait à fendre, à l’aide d’une hache, d’épaisses branches d’arbre qu’il préparait pour le feu de sa cheminée. Il voulait m’épargner cette tâche ardue mais, tenant à l’aider de mon mieux, je contribuais à stocker les bûches dans un coin du Jardin.


Notre bien aimé professeur était connu pour son dévouement le plus entier à ses amis et à ses étudiants. Au courant de l'incommodité dans laquelle je me trouvais, à un moment donné, du fait que j'habitais assez loin de Paris, et surtout du désagrément causé par un voisinage bruyant qui ne cessait ses tapages de jour comme de nuit, il contacta par téléphone l'un de ses amis, personnage influent, en lui expliquant mon cas. Celui-ci intervint en ma faveur; et cette démarche opportune m'offrit l'avantage de pouvoir résider durant quatre années de suite à la Cité universitaire (rue Jourdan), d'abord à la Fondation Biermans-Lapôtre (Maison belge et luxembourgeoise) puis à la Maison de Norvège.




                                 Mon portrait exécuté  par Mr Laude lors d' une conférence (Mars 1981)


Durant la préparation de ma thèse de doctorat, le Professeur Laude m’avait recommandé à Monsieur Jacques Foucart, ancien Conservateur du Département de peintures au Louvre (3). Celui-ci m’avait ouvert l’accès au Service d’études et de documentation de ce prestigieux Musée. Je m’y rendais régulièrement de 1978 à 1981. Monsieur Foucart ne pensait pas au départ qu’il allait m’être d’une grande aide ; (Fig.1) mais passionné par mon sujet qui porte sur « Les peintres orientalistes français en Egypte », il s’y était lui-même investi. Il commença par fouiller le dossier photographique constitué sur la peinture française du XIXe siècle. Quelquefois, il prenait la peine d’escalader une échelle afin de chercher, dans les rayonnages sur lesquels s'empilaient des boîtes d’archives, les documents relatifs à tel ou tel artiste faisant partie de mon corpus.


  

(Fig.1) Carte envoyée par M. Foucart, m’invitant à me présenter au SED (mars 1978).


Pour compléter au mieux mes recherches, Monsieur Foucart m’avait adressé à plusieurs autres musées, dans les principales villes de France, sensés contenir dans leurs collections des tableaux orientalistes. (4)  C’est ainsi que, par un heureux hasard, je découvris lors de ma visite au Musée Fabre de Montpellier une autre version de l’œuvre magistrale de Delacroix : « Femmes d’Alger dans leur appartement ». La toile du Louvre, qui côtoie les plus grands chef-d’œuvres du XIXe siècle, a exercé sur les contemporains de Delacroix une véritable fascination. Au Salon de 1834, devant ce somptueux décor du harem à l’ambiance feutrée, Renoir lui-même s’écria : « Il n’y pas de plus beau tableau au monde » ! (5) On sait que Delacroix peignit cette toile deux années après son fameux voyage de six mois au Maroc en tant que membre d’une mission diplomatique, durant laquelle il accompagna le Comte de Mornay, Ambassadeur de Louis Philippe auprès du Sultan Abderrahmane. Parti de Toulon, il débarqua à Tanger, visita Meknès, de retour à Tanger il passa en Espagne, à Cadix et à Séville, où il découvrit les vestiges de l'art arabe et andalous puis, revenant par Tanger, il gagna Oran et enfin Alger où il ne resta que deux jours. C'est à ce moment que, s’adressant à Poiret, Ingénieur en chef du port d’Alger, celui-ci convainquit l’un de ses employés, un ancien corsaire, qui autorisa l’artiste à pénétrer dans son harem. La toile du Musée Fabre de Montpellier, « Femmes d’Alger dans leur intérieur », réalisée une quinzaine d’années plus tard après celle du Louvre, n’est pas une simple réplique. Il s’agit d’une nouvelle version dans une palette un peu plus terne et un angle de vue plus large. (Fig.2)



(Fig.2) Eugène Delacroix, « Femmes d’Alger dans leur appartement », Musée du Louvre. (Je figure en bas à droite de la photo prise en mars 1979). 




                                                                                                                                                                (1) A consulter: "L'Ecrit-Voir, revue d'histoire des arts" n° 6  :  Autour de jean Laude :  dialogue entre les cultures- Beaux-arts, (numéro spécial) Publications de la Sorbonne, 01/1/1983  



"L'écrit-voir" : revue du collectif pour l'histoire de l'art  créé en 1982 (semestrielle, Publications de la Sorbonne), "c'est une association qui se donne pour objectif l'amélioration des conditions de recherche, la protection des travaux universitaires par la publication, sous forme d'articles d'extraits ou de compte-rendus des mémoires de maîtrises et de thèses, la communication à un plus vaste public des recherches effectuées au sein de l'Université de Paris I et des autres établissements délivrant un enseignement en histoire de l'art et l'élaboration de propositions concernant l'insertion des jeunes historiens de l'art dans les structures muséales, éducatives et culturelles."                                                      

             

(2) Cette thèse a été déposée à l'Institut des Belles Lettres Arabes, (Tunis). La revue "IBLA" (n° 155) en a présenté un compte rendu (p. 181), dont voici le texte intégral :" Les peintres orientalistes français en Egypte, 1869-1914", thèse pour le Doctorat de 3è Cycle, Paris I, Histoire de l'Art, 1981, 3 vol. ronéo. -"L'Orient n'existe pas: il n'est qu'un fantasme des orientalistes", a écrit E. Saïd dans son livre L'Orientalisme. Discutable quand elle est appliquée aux recherches occidentales dans le domaine des lettres et des sciences humaines, il semble que cette formule abrupte ne manque pas d'à propos quand il s'agit de peinture. C'est du moins ce que met en relief la thèse de M. Lasram, qui n'étudie pas la fidélité de la représentation dans les œuvres considérées, mais précisément la re-création à laquelle ont procédé la plupart des peintres orientalistes. Le domaine de sa recherche est bien délimité: 1869 voit, dans la peinture française, la fin de la grande vogue orientaliste, et le désir d'évasion entraîne les peintres plus loin que le Proche-Orient. D'autre part, la recherche est circonscrite à l'Egypte, et encore uniquement lorsque ce pays constitue le thème central de la composition picturale. Ce choix n'est pas ,sans soulever des difficultés, en particulier celle de démêler ce qui appartient proprement  à l'Egypte et ce qui se rapporte à l'Orient en général, les artistes n'ayant pas nécessairement mentionné les lieux dans l'intitulé de leurs œuvres Malgré les contours précis du sujet traité, celui-ci demeurait encore bien vaste, et ce n'est pas l'un des moindres mérites de l'A. que d'avoir voulu être le plus complet possible et d'avoir retrouvé la trace, parfois presque totalement effacée, de tant de peintres obscurs ! De plus, les outils de travail restent, dans ce domaine, encore insuffisants: "le plus souvent il ne reste pas de traces, même photographiques, de l'ensemble des œuvres d'un peintre" (p. 29). Le vol. II (284 p.) est tout entier consacré à la bio-bibliographie des artistes et au catalogage de leurs œuvres; 148 peintres y sont inclus. Quant au vol. III, il contient près de 400 reproductions (par photo-copie) de tableaux ou dessins de ces mêmes artistes. L'exposé proprement dit est divisé en trois parties: les sources de l'orientalisme et les images de l'Egypte (pp. 32-90); les cadres de l'imaginaire (pp. 91-152); l'élément égyptien (pp. 153-215). 

(3) M. Jacques foucart dirigea le Service d'Etude et de Documentation du Louvre. Conservateur Général honoraire des musées à partir de 1989, il fut chargé des peintures hollandaises et flamandes du Louvre, de la réorganisation de leurs salles  et de leur nouvelle présentation, aile Richelieu, et ce, dans le cadre du Grand Louvre. Il consacra un catalogue, fruit de ses recherches de plusieurs années, sur les peintures flamandes et hollandaises du Musée du Louvre (éditions Gallimard, 2009). 


(    (4)  J’ai dû me rendre à une dizaine de Musées détenant des œuvres maîtresses comportant des sujets égyptiens. J’ai aussi contacté la Compagnie de Suez, à Paris, qui m’avait remis un ensemble de photographies en couleurs appartenant à l’Association du souvenir de Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez. Je me suis également adressé par écrit à plusieurs Conservateurs de Musées les priant de me fournir quelques renseignements sur des œuvres à thème égyptien déposées dans leurs Musées. Ils ont eu l’amabilité de répondre à ma requête en m’expédiant par poste une liste bibliographique détaillée concernant certaines œuvres avec quelques-unes de leurs reproductions. J’ai ainsi pu rassembler un corpus iconographique assez complet de plus de 500 photographies et photocopies de tableaux, de dessins et de gravures, auxquels je joignis un album de 300 cartes postales anciennes de scènes et de vues d’Egypte. 
                                              
 (5) Au Musée National des Beaux-Arts d'Alger, on peut voir une copie des "Femmes d'Alger" ne représentant que la partie centrale du tableau du Louvre (version 1834). L'origine de cette copie est inconnue, elle pourrait être attribuée à Auguste Renoir qui fut un grand admirateur de Delacroix.






        

2 commentaires:

  1. Merci pour la publication de cette belle photographie. Alain Messaoudi

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