dimanche 5 avril 2020

Peintures de Hédi Turki : Dialogue avec l’invisible


      


                                                   Peintures de Hédi Turki :

                                          Dialogue avec l’invisible






Sur les murs arc-boutés du petit musée de Sidi Bou Saïd, vingt-sept toiles de l’artiste peintre Hédi Turki viennent égayer cet espace, s’accordant à merveille avec une architecture traditionnelle et s’offrant au regard réjoui du visiteur. Elles révèlent une peinture calme et profonde, d’une superbe maturité d’expression et d’une originalité totale. Car ce même visiteur, abasourdi par les tonalités assourdissantes des folkloristes et post-orientalistes qui envahissent comme un nuisible virus les cimaises des galeries et salons d’exposition, découvre, en ce fin esprit de maître, une sensibilité pétulante et vive, un goût raffiné et discret.


Hédi Turki appartient incontestablement à l’élite, à ces véritables artistes, pourtant rares, doués d’un esprit inventif faisant d’eux les meneurs d’une mode nouvelle et d’une sensibilité nouvelle. N’at-il pas le premier, après les quelques œuvres que l’on connaît d’E. Naccache (1), introduit l’abstraction en Tunisie?

Sans doute, les deux voyages qu’il a entrepris aux Etats-Unis, respectivement en 1959 et, vingt ans après, en 1979, lui ont été d’un grand profit sur le plan professionnel et artistique. Il nous l’avoue lui-même dans son « Analyse rétrospective de l’expérience personnelle en matière d’art plastique » (janvier 1984). La découverte des peintres de l’Ecole de New York a profondément marqué son art. L’action Painting attira le peintre qui travailla sur une série de tableaux dans la technique du dripping inventée par J. Pollock. Mais l’impact de M. Rothko demeure le plus fort et le plus durable. En témoigne une série d’œuvres réalisées dans la monochromie et les glacis aux accords délicats, s’étalant sur de larges plages aux contours vaporeux.

Tout en conservant dans les travaux actuels ces mêmes procédés techniques, l’artiste se fraye des voies d’inspirations nouvelles. Abandonnant de plus en plus un paysagisme abstrait, dans lequel il garde une certaine nostalgie des rythmes cosmiques, il glisse vers une abstraction de plus en plus épurée qui laisse le spectateur perplexe devant des titres tels que « Paysage bleu », « Orage », « Flottaison », « Rêve antarctique »… qui ne sont point référentiels, topographiques, mais qui procèdent par suggestion, analogie ou par association établies par notre pure imagination.

Par l’enchevêtrement de lignes, de formes fluides, flottantes, aériennes, diluées dans leurs contours, irradiant d’une lumière profonde, le tableau devient espace dans son intégralité. Dans ce jeu de surfaces, l’espace visuel s’exclut en l’absence de repères géométriques, mais il cède la place à une mystérieuse vibration lumineuse qui semble circuler à travers la superposition de ces fines couches de couleurs douces et transparentes. Dans quelques toiles, traversées par une trame de traits verticaux colorés sur un fond assourdi, la composition est dynamique et frémissante, l’espace  tridimensionnel se trouve entièrement « déconstruit » par ce réseau de lignes couvrant tout le champ visuel. Le regard devient errant, incontrôlable, invitant le spectateur à se détacher complètement du monde sensible pour accéder à un monde dépouillé, plein de mystère, un monde démesuré qui n’est plus à la mesure de l’homme mais à la mesure de Dieu. L’inquiétude sereine qui rode dans toutes ces compositions, que nous offre à voir le Musée de Sidi Bou Saïd, confine au religieux. Ce dialogue avec l’invisible conduit indubitablement à l’Etre Suprême. Car, comme le souligne J. Rudel (2) dans le catalogue de l’exposition qu’a tenue le peintre à la galerie Vercamer (Paris 1968), « Turki pense que Dieu est absolu et qu’il est abstraction ».




                                                                             Nuit de Ramadhan,  hst, 1969






                                                  "Reflets", hst, 130x99 cm, 1980, Ministère de la Culture, Tunis






                                                                            "Profondeur de champ"






(1) Edgar Naccache (1917-2006). Membre de l'Ecole de Tunis (groupe des dix (1947), il s'installe définitivement à Paris à partir de 1962. Son style au début réaliste évolue vers une sorte de cubisme proche de l'abstraction.

(2) Jean Rudel (1917-2008). Peintre et professeur émérite en histoire de l'art et en art plastique à l'Université Panthéon-Sorbonne, auteur de plusieurs ouvrages dont "Technique de la peinture", collection "Que sais-je", 1974. (Ami d' artistes tunisiens, il s'est rendu fréquemment en Tunisie. Durant mon séjour à Paris, j'ai eu la chance de lier connaissance avec cet homme érudit alors qu'il se rendait souvent à la bibliothèque d'art et d'archéologie de Jacques Doucet. Il était sur le point d'achever sa thèse de doctorat sur l'organisation de la surface picturale dans la Renaissance italienne, qu'il avait soutenue en 1979. Travail de longue halène qui a nécessité plusieurs années de recherches et un constant aller-retour vers l'Italie afin de se rendre aux musées et pouvoir scruter de près les œuvres de peinture).



                                                      Khaled Lasram    (Journal  «Le Temps », dimanche 30-12-1990) 


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