Yahia Turki, pionnier de la peinture
tunisienne, obtient une bourse d’entretien (« La Revue
Sadikienne » (Organe de l’Association des Anciens élèves du Collège
Sadiki), n° 19, juin 2000, pp.12-16.
L’histoire de la peinture contemporaine en Tunisie suscite de nos jours un
intérêt accru de la part des chercheurs. En effet, quelques maisons d’édition
tunisiennes se sont spécialisées dans la publication de monographies se
rapportant à la vie et à l’œuvre d’un bon nombre de nos artistes nationaux. Cet
intérêt porte surtout sur ceux de la première génération, car ils annoncent les
prémices d’une expression artistique nouvelle qui s’affermit et évolua
rapidement, avec les générations suivantes, dans une voie qui lui confère
aujourd’hui un caractère spécifique et une certaine originalité.
L’on
constate cependant qu’en dehors de brèves mentions à travers quelques ouvrages
et articles de revues, aucune recherche, complète et exhaustive, n’a été menée
jusqu’à présent sur Yahia Turki. Il est de prime nécessité qu’une pareille
lacune soit comblée et qu’une étude, dans laquelle on puisse relater dans le
menu détail les moments de la vie de celui qui fut reconnu, à juste titre,
comme étant le « père de la peinture tunisienne », et dans laquelle
on puisse rassembler tout au moins une partie de son abondante production, soit
enfin réalisée. Un tel travail s’avère indispensable, d’autant plus que Yahia
Turki présente tout particulièrement un cas sociologique digne d’intérêt :
doyen des peintres tunisiens, il fut le premier à avoir défriché pour les
autres les chemins de l’art, le premier à avoir assumé une vie artistique
active et exercé l’art comme métier, à un moment, il faut le rappeler, où la
pratique de la peinture à l’huile et de chevalet était encore inexistante dans
les milieux autochtones. (1)
"L'entrée des souks", hst, 1930, signé bd
La
peinture de Yahia constitue en fait le début d’une expérience créatrice qui
allait poser les jalons d’un art national contemporain. L’assimilation de
nouveaux apports culturels amenés par le colonialisme et une pratique
artistique importée allaient développer chez Yahia et les précurseurs une
nouvelle appréhension esthétique. Mais c’est l’agitation d’une époque marquée
par les tribulations de l’épreuve coloniale qui contribua surtout à faire
naître chez ces artistes un sentiment d’appartenance culturelle, une volonté de
prouver leur différence et en même temps suscitait en eux un sentiment de
cohésion et de coopération qui allait aboutir, en 1947, à la formation d’une
association sous le nom d’Ecole de Tunis, et dont Yahia Turki assuma, à la
veille de l’Indépendance jusqu’à sa mort en 1968, la présidence.
Placée dans son contexte
historique, la peinture de Yahia revendique une certaine spécificité. Si elle
prête les mêmes procédés techniques et reprend les mêmes thèmes que ceux
traités dans la peinture coloniale, elle s’y démarque nettement quant à
l’intention de son auteur. Car Yahia entend peindre systématiquement son propre
milieu, qu’il appréhende en parfait connaisseur, sans recourir à une vision
restrictive et avilissante telle que formulée jusque-là par un orientalisme
désuet. Les tableaux de Yahia ne cessent aujourd’hui de s’imposer à nous, de
nous délecter par leur sincérité et la clarté de leur message. Ils chantent
l’hymne d’une Tunisie chatoyante, heureuse et sereine, vue à travers une vision
résolument confiante et optimiste, une Tunisie qui, sans paraître altérée par
les changements brusques de l’époque moderne, garde une parfaite harmonie avec
ses usages et les coutumes de son peuple.
D'une
facture légère et alerte, les œuvres de Yahia conservent une certaine
ingénuité ; car c’est toujours à sa dextérité que le peintre a recours
plutôt qu’aux audaces de la spéculation. Et c’est par l’éclat et la fraîcheur
de leur palette, par leur côté naturel et instinctif que ces œuvres font encore
vibrer nos cœurs, tant est pure l’âme du peintre.
« Scène de mariage à Jerba » (détail), hst., coll. Privée
"Souk des étoffes", hs carton
"La Hara de Tunis, Soir du Sabbat", hst
La simplification des formes, leur
traitement par masses compactes, l’opposition parfois trop violente des tons,
l’absence de volume, quelques irrégularités anatomiques et une fausse
perspective, ajoutons à cela une disposition sélective et logique d’objets
platement étalés, tous ces traits qui caractérisent le savoir-faire de Yahia,
loin de toute contrainte académique, les font comparer aux fixés sou verre et
aux vieilles illustrations imprimées de thèmes mythiques ou religieux. C’est
peut-être leur filiation avec une imagerie populaire qui faisait dire au
peintre Mosès Levy que « Yahia parlait arabe dans sa peinture ».
Yahia
Turki annonçait d’abord un portraitiste ; il s’essaya dans le portrait
académique à l’instar de Ahmed Ben Osman et de Hédi Khayachi. (A titre
d’exemple, on connaît de lui une peinture historique : « La mort du
Général Farhat », réplique d’une œuvre de Ben Osman). Puis, découvrant
l’art du paysage sous l’influence d’artistes européens, il s’était mis, en
quête de lumière et de ton local, à exécuter des vues étincelantes de la nature
méditerranéenne. Il était surtout très attentif à l’humanité, qu’il regardait
avec indulgence, peuplant ses tableaux d’hommes et de femmes saisis dans leur
banalité quotidienne, à travers un coup de crayon rapide et amusant.
"La danse", hst,
"Marabout dans l'oasis à Tozeur", s b d. يحي 1929
On sait
que Yahia naquit vers 1903 dans la ville d’Istamboul. Son père, Mohammed Ben
Rejab, barbier de son état, épousa une jeune turque du nom de Nazly, qui se
distinguait par son habileté dans l’art de la broderie ; elle communiqua à
son fils, Mohamed Yahia, le goût des couleurs et des ornements. A l’âge de six
ans, l’enfant perdit sa mère. Le père retourna donc avec son fils à Jerba, son
pays d’origine. Il ne tarda pas à s’installer à Tunis comme coiffeur. Le jeune
enfant fut envoyé à l’école coranique. Pour faire plaisir à ses camarades, il
s’appliqua à décorer les planchettes de bois sur lesquelles le
« mouaddab » calligraphiait, à l’aide d’un calame, les versets du
Coran qu’il destinait à ses élèves. Yahia fut aussi fasciné, comme il le
racontait lui-même, par les fixés sous verre et les images coloriées relatant
les légendes populaires qu’il découvrait dans les souks et les lieux publics de
la capitale. Il entama ses études primaires au collège Sadiki et au lycée
Carnot. Durant ses brèves études secondaires au lycée Alaoui, il eut comme
professeurs de dessin Georges Le Mare et Alexandre Fichet. Cependant, ne
s’intéressant pas trop aux études, il préférait s’adonner à sa passion
favorite. Il ne cessait d’observer, avec une attention persévérante, les
amateurs européens qui venaient peindre les vieux quartiers de la médina,
plantant leurs chevalets au bord des ruelles. Mais il dut se résigner, devant
l’insistance de son père, à trouver un travail. Il entra comme interprète à la
Direction Générale des Finances, profitant de ses heures libres pour s’exercer
dans la peinture. Il fut remarqué par quelques connaisseurs avisés et réussit
très vite à conquérir la faveur d’un public européen. Il put aussi gagner la
sympathie de quelques peintres qui l’ont pris en leur compagnie dans leurs
tournées artistiques à travers les villes et villages tunisiens. C’est au cours
de l’une de ces sorties qu’il aurait rencontré en 1923 Albert Marquet, au
moment où celui-ci entreprenait son voyage de noces. (1) De même, il aurait
fait la connaissance de Lucien Mainssieux qui, à partir de 1929, se rendait
fréquemment en Tunisie.
Salon Tunisien 1933 : exposition du peintre musulman Yahya, "L'Afrique du Nord Illustrée", n° 631, 4 juin 1933.
Lors de
sa toute première manifestation en public, participant au Salon Tunisien de
1923, Yahia fut remarqué par Pierre Boyer, Inspecteur des Beaux-Arts, qui avait
décelé en lui des dons indéniables. Boyer, qui prit la direction du
nouveau Centre d’Enseignement d’Art nouvellement créé (devenu par la suite
Ecole des Beaux-Arts), a donc invité le jeune novice à s’y inscrire. Il fut
ainsi le plus ancien élève musulman à accéder au Centre d’Art, suivi quelques
semaines plus tard par Abdelaziz Ben Raïs. Yahia dut abandonner son poste
d’interprète aux finances afin de se consacrer entièrement à sa vocation. Boyer
lui avait même proposé une aide financière de 100 francs par mois. Il avait
auparavant adressé une lettre, en date du 2 décembre 1923, à Henri Doliveux,
directeur général de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, dans laquelle il
demandait une bourse d’entretien en faveur de Yahia Turki, élève à son
établissement. En réponse, H. Doliveux informait Boyer qu’une subvention
mensuelle de 100 francs a été octroyée à l’élève M. « Tourki Yaya »
pour une durée d’une année et ce, à partir du premier janvier 1924.
Photocopie de l’original de cette seconde lettre, signée par H. Doliveux,
en date du 6 décembre 1924.
Monsieur Abderrahman Medjaouli,
ancien secrétaire général de l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis (2), eut l’obligeance
de me faire part de cette lettre, parmi un ensemble de documents déposés au
bureau d’archives de l’Ecole. Si Yahia prétendait lui-même n’avoir jamais
obtenu cette bourse, il demeure que cette lettre, aussi insignifiante
puisse-t-elle paraître, constitue néanmoins un indice qui pourrait, s’ajoutant
à d’autres témoignages, apporter plus de lumière et plus de précisions sur les
débuts de cet artiste.
Ne s’accordant pas à l’esprit trop conformiste du Centre d’art, Yahia n’y passa en
fin de compte qu’une brève durée de cinq mois. Il partit en France, en début de
l’année 1927, s’installa d’abord à Nice, puis
se fixa à Paris. Il fréquenta l’atelier d’Albert Marquet et rejoignit son
ancien ami Mainssieux (3). Au contact de ces maîtres, il avait appris la peinture
des spectacles de la rue, la passion de la lumière et une concentration à
l’extrême du dessin, subordonné à la couleur, une couleur unie, limpide mais
très variée dans ses nuances. Durant son séjour à Paris, il présenta des œuvres au Salon d'automne, aux Indépendants et à la Société Coloniale des Artistes français. En 1931, il organisa une exposition individuelle à la galerie Tedesco, avenue de l'Opéra. Dès 1934, sa présence fut
constante dans les manifestations d’art qui avaient lieu à Tunis. En 1934, il montra à
Tunis quelques vues parisiennes d’églises et de vieilles bâtisses nous
rappelant, par leur aspect linéaire et leurs nuances grisâtres, les tableaux de
Maurice Utrillo. Dès son retour définitif, en 1936, au pays, il exposa en chaque fin
d’année, durant la période des fêtes, dans le hall du « Petit Matin »
(quotidien de l’époque) (4) et quittait souvent la capitale pour aller peindre,
avec beaucoup d’enthousiasme, dans diverses régions de la Tunisie.
Yahia Turki peignant une scène de fête à Jerba
Yahia Turki, photo Manuel, in "L'Afrique du Nord Illustrée", 4
juillet 1931, p. 3.
Salon de La Marsa (à l'ancienne Mairie), 1953; de g. à d. ; x, P.
Boucherle, J. Lellouche, x, A. Gorgi, Y. Turki, A. Farhat, Mme Turki,, Mme
Boucherle et son fils.
Yahya Turki , Tunis 1953
Ce peintre qui fréquenta, ne
serait-ce que quelques mois, l’atelier d’Armand Vergeaud au Centre d’Art, qui
était dans le sillage de Marquet, qui travailla souvent à côté de Mainssieux et
qui connut Montmartre, a été qualifié par certains de « naïf ».
L’était-il vraiment ? Se fiant à sa seule inspiration, loin de toute
sophistication, n’ayant jamais sacrifié aux désuétudes de la mode, il serait
plutôt un autodidacte qui, s’étant formé à l’école de la vie, avait appris à
regarder autour de lui. Il avait senti la lumière africaine ; il
s’appliqua à rendre les choses familières de sa contrée, à leur restituer une
âme, nous livrant ainsi, sans prétention aucune, un art plein de verve et de
franchise, et ce n’est là qu’un mérite parmi tant d’autres de Yahia Turki.
1953, au Café de Paris (Tunis); de g. à d.: E. Bocchieri, Y. Turki, A.
Farhat, Mifud, M. Levy, P. Boucherle, A. Gorgi.
Au Café de Paris (Tunis, 1965); de g. à d : H. Soufy, Z. Turki, P.
Boucherle, A. Farhat, Y. Turki (président de l'Ecole de Tunis et vice président du Salon Tunisien), A. Gorgi.
Habib Bourguiba en compagnie des membres de l'Ecole de Tunis (de g à d: N; Belkhodja, A. Bellagha, N. Khayachi,
Z. Turki, H. Bourguiba, A. Gorgi, H. Turki, complètement à droite, H. El Mekki...)
(1)Le présent article est paru en juin 2000 à « La Revue
Sadikienne » avant l’apparition d’un ouvrage écrit par Aîcha Filali et
dédié à « Yahia Turki : père de la peinture en Tunisie »
(Cérès Editions, 1er Janv. 2003) retraçant d’une manière plus complète les évolutions et les
étapes de sa carrière.
(2) Abderrahman Medjaouli (1936-2015), enseignant d'arts plastiques à l'Ecole des Beaux arts de Tunis, il assista Safia Farhat depuis 1968 à la direction de l'Ecole. Secrétaire général de l'Union des Artistes Plasticiens Tunisiens (1994), ses toiles, à tendance surréaliste, sont hantées de corps ramassés et difformes...
(3) Albert Marquet effectua deux séjours en Tunisie : en 1923 et en 1926, Cf.
Jean-Claude Martinet et Guy Wildenstein, "Marquet, l'Afrique du
Nord", Skira-Editions du Seuil, Paris/Milano 2001.
(4) Dans un article paru
dans le journal "La Presse" (8 février 1995, p. 10), M. L. Snoussi
précise qu' au cours du mois de Ramadan 1930, un événement important (je cite)
"fut le vernissage de l'exposition du "jeune peintre tunisien"
Yahia Turki, dans le hall du quotidien Le Petit Matin, présageant, par- là, la
naissance, quoique tardive, de "L'Ecole de Tunis" en
matière d'arts plastiques (....) Cette exposition a eu lieu entre le 3 et 17
février 1930. Toutes les publications en langue arabe, surtout Ez-Zohra et
En-Nahdha, n'ont cessé d'appeler les Tunisiens "à visiter cette
exposition afin d'encourager le jeune peintre YahiaTurki..."