samedi 13 février 2016

L'architecture des émotions (Exposition du 7 au 21 novembre 2015




   


l'architecture des émotions

(Exposition du 7 au 21 novembre 2015) 


« Tracés Evocatoires », exposition personnelle regroupant les dernières œuvres de l’universitaire et artiste peintre Khaled Lasram à la galerie Samia Achour à la Soukra





             L’exposition abritée par la galerie Samia Achour depuis une semaine nous offre à  découvrir les œuvres d’un artiste qui a sa vision bien à lui de la réalité et de l’art.
        Il s’agit des dernières œuvres de Khaled Lasram qui est à la fois universitaire et artiste plasticien. Il a étudié à l’Institut technologique d’Art, d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis, s’initiant à la technique de la peinture dans les ateliers de Hédi Turki, Amor Ben Mahmoud et Habib Chébil. Il a obtenu une thèse de doctorat en histoire de l’Art à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne sous la direction de Jean Laude (poète, ethnologue et historien de l’art moderne et contemporain).
        De retour en Tunisie, Khaled Lasram a enseigné plus d’une trentaine d’années à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis. Abordant dans ses cours différents thèmes touchant principalement aux champs des arts plastiques, des arts appliqués, des arts graphiques et du design tels qu’ils se sont développés en Occident, en essayant en parallèle de discerner les mécanismes de ces champs artistiques dans une réalité contextuelle arabe et en particulier tunisienne.
      C’est pourquoi, dans ses toiles, on ressent comme une complémentarité entre ces deux civilisations et ces deux cultures. Les travaux plastiques de l’artiste ont mis en exergue cette dualité. Les toiles ont tendance à être monochromes : elles vont des bleus lointains aux rouges intenses, en passant par les verts nostalgiques. Voulant ainsi évoquer les éléments qui s’épousent, les formes qui se mêlent, les couleurs qui s’engendrent.
         Dans plusieurs de ses toiles, les univers qui sont représentés ne sont pas nécessairement réalistes mais sont plutôt la représentation sensible et subjective du monde qui nous entoure. Il s’agit de traduire des impressions et de construire un univers pictural en abordant des thématiques diverses.
         Les sujets dans ses toiles évoquent une sensation, un souvenir, toujours une réalité qui se transcende à travers une architecture de formes et de couleurs chaudes et variées.
            On est donc, face à un architecte qui est un auteur de toiles riches en matières et en couleurs, vives en émotions. L’énergie de vie, à l’origine de chaque toile, contribue à la naissance d’une œuvre unique et sensible. Il tente un art d’espace, d’infini par des traits justes et mesurés qui constituent dans presque toute son œuvre la frontière entre l’univers des couleurs et celui des émotions.
            Avec enthousiasme et sensibilité, il cherche à créer une sorte d’équilibre « coloristique » et structurel dans la toile, à retranscrire une atmosphère, une ambiance, des impressions et des intuitions où seuls la composition, les matières, l’équilibre entre les couleurs sont les liens avec les autres.
            Dans d’autres toiles, le fond revêt autant d’importance que les motifs, liés tous les deux dans une « dialectique » végétale colorée qui dépasse les contours de la toile. Il y a de l’air et des bruissements dans ces tableaux, tant on a l’impression d’entendre les divers sons paisibles de chaque élément végétal ou aquatique dessiné sur la toile. On est face à des œuvres expressives, où le geste se déploie, où la peinture se libère de la représentation, parfois jusqu’à l’abstraction dans un lyrisme touchant. Le trait et la trace laissés par le pinceau sur la toile témoignent du lyrisme et de la liberté de l’acte créatif.
            Cependant, leur profondeur et leur lumière, si particulières, sont soutenues par un graphisme au style « occidento-tunisien » très riche et marqué d’une vision très originale et distinguée de l’art. Une belle exposition à voir de près !

                                                                               Ronz Nedim,   La Presse, 21 /11/2015   

                                                                          

Centenaire du Salon Tunisen (11 mai 1894 - 11 mai 1994)











Centenaire du Salon Tunisien 

(11 mai 1894 -11 mai 1994)



            Par- delà l’idéologie qui a présidé à sa création, le Salon Tunisien qui fête aujourd'hui son centième anniversaire a eu un impact déterminant sur le développement des arts en Tunisie.






Salon Tunisien, Livret des exposants (Deuxième 
exposition artistique de Tunis), 1895




Livret du Salon Tunisien, 1922 (dessin de brochure réalisé par A. Fichet) (1)



              On ne saurait dédaigner le rôle important qu’a joué le Salon Tunisien dans le développement de l’art moderne en Tunisie. En ce jour même, nous célébrons le centenaire de sa fondation. Il y a juste un siècle, le 11 mai 1894, se déroulait en présence de hautes personnalités du Protectorat, des amis des arts et du public tunisois, l’inauguration de la première exposition de peinture. Elle fut le prélude à des manifestations annuelles qui se tenaient à peu près régulièrement chaque printemps. Créé sous l’égide de l‘ « Institut de Carthage » -organe de propagande de la langue et de la culture françaises-, le Salon s’insérait dans une large mesure dans une politique de domination et d’assimilation culturelle. En vue de cela, la colonisation entreprenait un travail systématique de dépréciation des arts du colonisé qui ne correspondaient pas, sous toutes leurs formes, à ses propres canons esthétiques. Ainsi, le Salon Tunisien s’assignait-il pour but d’éveiller chez les « indigènes » le goût pour les « Beaux-Arts » et de libérer de certains « poncifs » l’artisanat local, prétendant le revaloriser par des méthodes et des modèles français !





Salon Tunisien, une vue d'ensemble, in "La Tunisie Illustrée", n°45, 1912, p. 14



                        
                                                        Une partie de la grande salle, in "TI", n° 63, 1913, p. 5
     


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                                                     Une autre partie de la grande salle, in "TI", n° 63, 1913, p. 5







  Salon Tunisien 1914, La grande salle, in "TI", n° 84, p. 4



                                       
La grande salle, in "TI", 1914, p. 2
                      





                                                               Une des grandes salles, in "TI", 1914, p. 7





                                      Salle Antonin-Bréfort Porché au Salon Tunisien de 1914, in "TI", n° 84, p. 50





                                                        La salle des arts indigènes, in "TI", n° 84, 1914, p. 9


 Un certain enrichissement

          Un siècle est passé…et avec le recul du temps, l’histoire de la Tunisie coloniale dans son ensemble revêt maintenant, pour nous, d’autres significations. Nous mettrons dans notre regard plus de coloration et de nuance envers un passé qui, s’il fut entaché de souffrances, d’oppression et de conflits, nous a malgré tout apporté un certain enrichissement.
           Le Salon Tunisien, en particulier, comportait en lui-même des points positifs, des aspects qui ne manquent pas aujourd’hui de se révéler opportuns. Créé sous le Protectorat pour le besoin de la colonie, il ne tarda pas à accueillir les premiers essais de peintres autochtones (Mosès Levy, M. Bismouth, J. Abdelwahab, Y. Turki, A. Ben RaÏs, A. Farhat, A. Ben Salem, H. El Mekki…) qui formèrent dans ce siècle naissant l’embryon d’une activité picturale qui n’a cessé, au fil des ans, de prendre de l’ampleur. A présent, des expressions nouvellement implantées, comme la peinture de chevalet et la sculpture sont définitivement entrées dans nos mœurs et constituent un acquis pour notre patrimoine artistique. On ne pourrait, en fait, envisager d’étudier leur origine et les conditions de leur évolution, sans pour autant les placer dans le contexte des institutions qui, comme le Salon ou l’Ecole des beaux-arts, ont été les principales sources de leur formation.
           Le Salon Tunisien recevait principalement des envois de la Métropole ou des contrées voisines du Maghreb. Une bonne part des exposants étaient recrutés parmi des européens installés ou nés dans la Régence, dont quelques maîtres qui dirigeaient les ateliers du Centre d’art du Dâr Ben Ayed (fréquenté par une pléiade de précurseurs autochtones), devenu, en 1930, Ecole des beaux-arts.
            L’esthétique que secrétait le Salon donnait une place de choix au sujet et à l’anecdote, souvent au détriment d’une élaboration formelle plus poussée. Il y avait ceux qui pratiquaient un académisme désuet, imprégné encore d’Histoire et de Mythologie, des orientalistes de carte postale, des peintres de pacotille (2), mais l’on reconnaît aussi, au milieu de cet ensemble hétéroclite, des artistes doués qui avaient l’approbation de la chronique d’art de l’époque : E. Pinchart, T. Rivière, Brifort-Porché, A. Delacroix, G.-L. Le Monnier, G. Delaplanche, A. Roubdzoff, H. Jossot, R. d’Erlanger, P. Boucherle… pour rappeler, parmi une longue liste, les noms de quelques-uns établis en Tunisie.





                                                                 Salon Tunisien, 1912, au milieu A. Fichet (3)





Salon Tunisien, 1912, A. Fichet à la Grande Salle, in "TI", n°84, 1914, p.2




       A. Fichet entouré de personnalités officielles le jour du vernissage du Salon Tunisien de 1921, in "TI", 1er mai 1921.




  Ensemble des œuvres de Pierre  Gourdault (mort pour La France) exposé à titre posthume au Salon de 1920 (Photo Soler)



Une source documentaire

            L’école coloniale reflétait non seulement l’exotisme de la nature africaine, la vivacité de ses couleurs, l’intensité de sa lumière, mais aussi l’étrangeté des mœurs et des coutumes de ses habitants. Elle offre, de nos jours, pour l’historien et l’anthropologue, une source documentaire intarissable. Le moment est donc venu de la réhabiliter. Constituant en elle-même les signes avant-coureurs d’une peinture nationale, la création d’un futur Musée d’Art Moderne, lieu propice pour l’érudition, la conservation et la délectation des œuvres d’art, lui assignera une certaine remise en valeur et la place prépondérante qu’elle devrait occuper dans le panorama complet de l’aventure picturale en Tunisie. Le moment est venu de dresser le bilan d’un lourd héritage que nous a légué la période coloniale. Nous y avons déjà récolté les semences d’une nouvelle appréciation esthétique. Le Salon Tunisien en compose un long chapitre dans lequel s’est maintenue une activité artistique vieille de 90 années ! Sa longue carrière a cessé tout récemment en 1984, au moment de la fermeture de la Galerie Municipale, avenue de Carthage (ex Galerie Yahia). Il y a lieu, ici, d’évoquer la mémoire de l’une des grandes figures de la culture tunisienne, Alexandre Fichet (1881-1968), qui a dirigé le Salon un demi-siècle durant, de 1913 à la date de sa mort. Il nous paraît inéluctable de rassembler aujourd’hui les vestiges de la peinture du Salon Tunisien, non seulement parce que sa valeur sur le plan artistique connaît actuellement un certain regain d’intérêt, mais parce qu’elle s’inscrit dans une page de notre histoire.





                                     Salon Tunisien, 1950; au centre, Jules Lellouche, derrière lui, Abdelaziz Gorgi.



(1) Les livrets du Salon Tunisien sont aujourd'hui difficiles à trouver. Cependant, ils constituent un outil indispensable pour les chercheurs qui s'intéressent à l'histoire de la peinture moderne en Tunisie (notamment pour la période coloniale).  Il serait donc utile de pouvoir les rassembler dans leur totalité et les classer suivant un ordre chronologique. A ma connaissance, seuls quelques particuliers en possèdent quelques uns (Galerie Hamadi Chérif, Sidi bou Saïd, Galerie Moncef Msakni, La Marsa). Personnellement, je dispose de quelques livrets ayant appartenu, au début du siècle dernier, à M'hammad Lasram, ancien "Directeur des plantations d'oliviers à la Direction de l'Agriculture", en sa qualité de commissaire adjoint à la Section industrielle (Salon 1896). Il s'agit des livrets relatifs aux années : 1895, 1896, 1897, 1907, 1911, 1912, 1913, 1914, 1920, 1921, 1922 + Exposition Jossot (Salon Tunisien 1912, Salle D). (J'ai fait don de ces documents, qui sont en ma possession, à la BNT, en les remettant à la directrice de cette honorable institution, Mme Raja Ben Slama, le 17 janvier 2019). (En outre,quelques numéros se trouvent également déposés à IBLA (Tunis) et une collection assez complète, datant de la période 1956-1970, est conservée à la médiathèque du musée Quai Branly (Paris) ). 

(2) Concernant la littérature et l'art amenés par les écrivains et les peintres coloniaux, Albert Canal note dans son livre "La littérature et la presse tunisiennes de l'occupation à 1900" : "Nos anciens n'ont pas compris qu'ils coudoyaient un monde nouveau plein de richesses magnifiques, que pour chanter ce soleil aveuglant, ces rues pleines de gens bruyants et de choses éclatantes, il fallait des mots et des images à brûler l’œil et à crever le tympan, qu'ils devaient pimenter un peu leur fade cuisine à la Coppée, et qu'à l'orientalisme, l'impressionnisme était aussi nécessaire en littérature qu'en peinture. Ils faisaient comme ces artistes parisiens qui, venant ici pour la première fois, traitent nos rues ensoleillées dans les tons gris des paysages du Nord."  (La Renaissance du Livre, Paris 1923).

(3) Alexandre Fichet (1881-1968): grand animateur de la vie culturelle en Tunisie, il présida le Salon Tunisien de 1912 à 1968. Durant la seconde guerre mondiale, il a été déporté en Silésie, ce qui interrompit l'activité du Salon, mais il en revint à la fin de la guerre. 

                                                                                                     Khaled Lasram

                                                                                              Le Temps, 10 mai 1994