mercredi 6 novembre 2019

Yahia Turki obient une bourse



Yahia Turki, pionnier de la peinture tunisienne, obtient une bourse d’entretien (« La Revue Sadikienne » (Organe de l’Association des Anciens élèves du Collège Sadiki), n° 19, juin 2000, pp.12-16.






            L’histoire de la peinture contemporaine en Tunisie suscite de nos jours un intérêt accru de la part des chercheurs. En effet, quelques maisons d’édition tunisiennes se sont spécialisées dans la publication de monographies se rapportant à la vie et à l’œuvre d’un bon nombre de nos artistes nationaux. Cet intérêt porte surtout sur ceux de la première génération, car ils annoncent les prémices d’une expression artistique nouvelle qui s’affermit et évolua rapidement, avec les générations suivantes, dans une voie qui lui confère aujourd’hui un caractère spécifique et une certaine originalité.

            L’on constate cependant qu’en dehors de brèves mentions à travers quelques ouvrages et articles de revues, aucune recherche, complète et exhaustive, n’a été menée jusqu’à présent sur Yahia Turki. Il est de prime nécessité qu’une pareille lacune soit comblée et qu’une étude, dans laquelle on puisse relater dans le menu détail les moments de la vie de celui qui fut reconnu, à juste titre, comme étant le « père de la peinture tunisienne », et dans laquelle on puisse rassembler tout au moins une partie de son abondante production, soit enfin réalisée. Un tel travail s’avère indispensable, d’autant plus que Yahia Turki présente tout particulièrement un cas sociologique digne d’intérêt : doyen des peintres tunisiens, il fut le premier à avoir défriché pour les autres les chemins de l’art, le premier à avoir assumé une vie artistique active et exercé l’art comme métier, à un moment, il faut le rappeler, où la pratique de la peinture à l’huile et de chevalet était encore inexistante dans les milieux autochtones. (1)


                                                                    

                                                   "L'entrée des souks", hst, 1930, signé bd


                                    
             La peinture de Yahia constitue en fait le début d’une expérience créatrice qui allait poser les jalons d’un art national contemporain. L’assimilation de nouveaux apports culturels amenés par le colonialisme et une pratique artistique importée allaient développer chez Yahia et les précurseurs une nouvelle appréhension esthétique. Mais c’est l’agitation d’une époque marquée par les tribulations de l’épreuve coloniale qui contribua surtout à faire naître chez ces artistes un sentiment d’appartenance culturelle, une volonté de prouver leur différence et en même temps suscitait en eux un sentiment de cohésion et de coopération qui allait aboutir, en 1947, à la formation d’une association sous le nom d’Ecole de Tunis, et dont Yahia Turki assuma, à la veille de l’Indépendance jusqu’à sa mort en 1968, la présidence.

           Placée dans son contexte historique, la peinture de Yahia revendique une certaine spécificité. Si elle prête les mêmes procédés techniques et reprend les mêmes thèmes que ceux traités dans la peinture coloniale, elle s’y démarque nettement quant à l’intention de son auteur. Car Yahia entend peindre systématiquement son propre milieu, qu’il appréhende en parfait connaisseur, sans recourir à une vision restrictive et avilissante telle que formulée jusque-là par un orientalisme désuet. Les tableaux de Yahia ne cessent aujourd’hui de s’imposer à nous, de nous délecter par leur sincérité et la clarté de leur message. Ils chantent l’hymne d’une Tunisie chatoyante, heureuse et sereine, vue à travers une vision résolument confiante et optimiste, une Tunisie qui, sans paraître altérée par les changements brusques de l’époque moderne, garde une parfaite harmonie avec ses usages et les coutumes de son peuple.

            D'une facture légère et alerte, les œuvres de Yahia conservent une certaine ingénuité ; car c’est toujours à sa dextérité que le peintre a recours plutôt qu’aux audaces de la spéculation. Et c’est par l’éclat et la fraîcheur de leur palette, par leur côté naturel et instinctif que ces œuvres font encore vibrer nos cœurs, tant est pure l’âme du peintre.


  

                                                        « Scène de mariage à Jerba » (détail), hst., coll. Privée

          


                                                                        "Souk des étoffes", hs carton



                                                                  "La Hara de Tunis, Soir du Sabbat", hst

 La simplification des formes, leur traitement par masses compactes, l’opposition parfois trop violente des tons, l’absence de volume, quelques irrégularités anatomiques et une fausse perspective, ajoutons à cela une disposition sélective et logique d’objets platement étalés, tous ces traits qui caractérisent le savoir-faire de Yahia, loin de toute contrainte académique, les font comparer aux fixés sou verre et aux vieilles illustrations imprimées de thèmes mythiques ou religieux. C’est peut-être leur filiation avec une imagerie populaire qui faisait dire au peintre Mosès Levy que « Yahia parlait arabe dans sa peinture ».

            Yahia Turki annonçait d’abord un portraitiste ; il s’essaya dans le portrait académique à l’instar de Ahmed Ben Osman et de Hédi Khayachi. (A titre d’exemple, on connaît de lui une peinture historique : « La mort du Général Farhat », réplique d’une œuvre de Ben Osman). Puis, découvrant l’art du paysage sous l’influence d’artistes européens, il s’était mis, en quête de lumière et de ton local, à exécuter des vues étincelantes de la nature méditerranéenne. Il était surtout très attentif à l’humanité, qu’il regardait avec indulgence, peuplant ses tableaux d’hommes et de femmes saisis dans leur banalité quotidienne, à travers un coup de crayon rapide et amusant.




                                                                  "La danse", hst,



                                                  


                                            "Marabout dans l'oasis à Tozeur", s b d. يحي  1929



            On sait que Yahia naquit vers 1903 dans la ville d’Istamboul. Son père, Mohammed Ben Rejab, barbier de son état, épousa une jeune turque du nom de Nazly, qui se distinguait par son habileté dans l’art de la broderie ; elle communiqua à son fils, Mohamed Yahia, le goût des couleurs et des ornements. A l’âge de six ans, l’enfant perdit sa mère. Le père retourna donc avec son fils à Jerba, son pays d’origine. Il ne tarda pas à s’installer à Tunis comme coiffeur. Le jeune enfant fut envoyé à l’école coranique. Pour faire plaisir à ses camarades, il s’appliqua à décorer les planchettes de bois sur lesquelles le « mouaddab » calligraphiait, à l’aide d’un calame, les versets du Coran qu’il destinait à ses élèves. Yahia fut aussi fasciné, comme il le racontait lui-même, par les fixés sous verre et les images coloriées relatant les légendes populaires qu’il découvrait dans les souks et les lieux publics de la capitale. Il entama ses études primaires au collège Sadiki et au lycée Carnot. Durant ses brèves études secondaires au lycée Alaoui, il eut comme professeurs de dessin Georges Le Mare et Alexandre Fichet. Cependant, ne s’intéressant pas trop aux études, il préférait s’adonner à sa passion favorite. Il ne cessait d’observer, avec une attention persévérante, les amateurs européens qui venaient peindre les vieux quartiers de la médina, plantant leurs chevalets au bord des ruelles. Mais il dut se résigner, devant l’insistance de son père, à trouver un travail. Il entra comme interprète à la Direction Générale des Finances, profitant de ses heures libres pour s’exercer dans la peinture. Il fut remarqué par quelques connaisseurs avisés et réussit très vite à conquérir la faveur d’un public européen. Il put aussi gagner la sympathie de quelques peintres qui l’ont pris en leur compagnie dans leurs tournées artistiques à travers les villes et villages tunisiens. C’est au cours de l’une de ces sorties qu’il aurait rencontré en 1923 Albert Marquet, au moment où celui-ci entreprenait son voyage de noces. (1) De même, il aurait fait la connaissance de Lucien Mainssieux qui, à partir de 1929, se rendait fréquemment en Tunisie.

                                


Salon Tunisien 1933 : exposition du peintre musulman Yahya, "L'Afrique du Nord Illustrée", n° 631,  4 juin 1933.


            Lors de sa toute première manifestation en public, participant au Salon Tunisien de 1923, Yahia fut remarqué par Pierre Boyer, Inspecteur des Beaux-Arts, qui avait décelé en lui des dons indéniables.  Boyer, qui prit la direction du nouveau Centre d’Enseignement d’Art nouvellement créé (devenu par la suite Ecole des Beaux-Arts), a donc invité le jeune novice à s’y inscrire. Il fut ainsi le plus ancien élève musulman à accéder au Centre d’Art, suivi quelques semaines plus tard par Abdelaziz Ben Raïs. Yahia dut abandonner son poste d’interprète aux finances afin de se consacrer entièrement à sa vocation. Boyer lui avait même proposé une aide financière de 100 francs par mois. Il avait auparavant adressé une lettre, en date du 2 décembre 1923, à Henri Doliveux, directeur général de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, dans laquelle il demandait une bourse d’entretien en faveur de Yahia Turki, élève à son établissement. En réponse, H. Doliveux informait Boyer qu’une subvention mensuelle de 100 francs a été octroyée à l’élève M. « Tourki Yaya » pour une durée d’une année et ce, à partir du premier janvier 1924.




                    Photocopie de l’original de cette seconde lettre, signée par H. Doliveux, en date du 6 décembre 1924.


  Monsieur Abderrahman Medjaouli, ancien secrétaire général de l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis (2), eut l’obligeance de me faire part de cette lettre, parmi un ensemble de documents déposés au bureau d’archives de l’Ecole. Si Yahia prétendait lui-même n’avoir jamais obtenu cette bourse, il demeure que cette lettre, aussi insignifiante puisse-t-elle paraître, constitue néanmoins un indice qui pourrait, s’ajoutant à d’autres témoignages, apporter plus de lumière et plus de précisions sur les débuts de cet artiste.

           Ne s’accordant pas à l’esprit trop conformiste du Centre d’art, Yahia n’y passa en fin de compte qu’une brève durée de cinq mois. Il partit en France, en début de l’année 1927, s’installa d’abord à Nice, puis se fixa à Paris. Il fréquenta l’atelier d’Albert Marquet et rejoignit son ancien ami Mainssieux (3). Au contact de ces maîtres, il avait appris la peinture des spectacles de la rue, la passion de la lumière et une concentration à l’extrême du dessin, subordonné à la couleur, une couleur unie, limpide mais très variée dans ses nuances. Durant son séjour à Paris, il présenta des œuvres au Salon d'automne, aux Indépendants et à la Société Coloniale des Artistes français. En 1931, il organisa une exposition individuelle à la galerie Tedesco, avenue de l'Opéra. Dès 1934, sa présence fut constante dans les manifestations d’art qui avaient lieu à Tunis. En 1934, il montra à Tunis quelques vues parisiennes d’églises et de vieilles bâtisses nous rappelant, par leur aspect linéaire et leurs nuances grisâtres, les tableaux de Maurice Utrillo. Dès son retour définitif, en 1936, au pays, il exposa en chaque fin d’année, durant la période des fêtes, dans le hall du « Petit Matin » (quotidien de l’époque) (4) et quittait souvent la capitale pour aller peindre, avec beaucoup d’enthousiasme, dans diverses régions de la Tunisie.



                                                          Yahia Turki peignant une scène de fête à Jerba






            
                                 Yahia Turki, photo Manuel, in "L'Afrique du Nord Illustrée", 4 juillet 1931, p. 3.



Salon de La Marsa (à l'ancienne Mairie), 1953; de g. à d. ; x, P. Boucherle, J. Lellouche, x, A. Gorgi, Y. Turki, A. Farhat, Mme Turki,, Mme Boucherle et son fils.



                                                                             Yahya Turki , Tunis 1953


 Ce peintre qui fréquenta, ne serait-ce que quelques mois, l’atelier d’Armand Vergeaud au Centre d’Art, qui était dans le sillage de Marquet, qui travailla souvent à côté de Mainssieux et qui connut Montmartre, a été qualifié par certains de « naïf ». L’était-il vraiment ? Se fiant à sa seule inspiration, loin de toute sophistication, n’ayant jamais sacrifié aux désuétudes de la mode, il serait plutôt un autodidacte qui, s’étant formé à l’école de la vie, avait appris à regarder autour de lui. Il avait senti la lumière africaine ; il s’appliqua à rendre les choses familières de sa contrée, à leur restituer une âme, nous livrant ainsi, sans prétention aucune, un art plein de verve et de franchise, et ce n’est là qu’un mérite parmi tant d’autres de Yahia Turki.




1953, au Café de Paris (Tunis); de g. à d.: E. Bocchieri, Y. Turki, A. Farhat, Mifud, M. Levy, P. Boucherle, A. Gorgi.




 Au Café de Paris (Tunis, 1965); de g. à d : H. Soufy, Z. Turki, P. Boucherle, A. Farhat, Y. Turki (président de l'Ecole de Tunis et vice président du Salon Tunisien), A. Gorgi.   



Habib Bourguiba en compagnie des membres de l'Ecole de Tunis (de g à d: N; Belkhodja, A. Bellagha, N. Khayachi,  
 Z. Turki, H. Bourguiba, A. Gorgi, H. Turki, complètement à droite, H. El Mekki...)


(1)Le présent  article est paru en juin 2000 à « La Revue Sadikienne » avant l’apparition d’un ouvrage écrit par Aîcha Filali et dédié à « Yahia Turki : père de la peinture en Tunisie » (Cérès Editions, 1er Janv. 2003) retraçant d’une manière plus complète les évolutions et les étapes de sa carrière.

(2) Abderrahman Medjaouli (1936-2015), enseignant d'arts plastiques à l'Ecole des Beaux arts de Tunis, il assista Safia Farhat depuis 1968 à la direction de l'Ecole. Secrétaire général de l'Union des Artistes Plasticiens Tunisiens (1994), ses toiles, à tendance surréaliste, sont hantées de corps ramassés et difformes... 

(3) Albert Marquet effectua deux séjours en Tunisie : en 1923 et en 1926, Cf. Jean-Claude Martinet et Guy Wildenstein, "Marquet, l'Afrique du Nord", Skira-Editions du Seuil, Paris/Milano 2001. 

 (4) Dans un article paru dans le journal "La Presse" (8 février 1995, p. 10), M. L. Snoussi précise qu' au cours du mois de Ramadan 1930, un événement important (je cite) "fut le vernissage de l'exposition du "jeune peintre tunisien" Yahia Turki, dans le hall du quotidien Le Petit Matin, présageant, par- là, la naissance, quoique tardive, de "L'Ecole de Tunis" en matière d'arts plastiques (....) Cette exposition a eu lieu entre le 3 et 17 février 1930. Toutes les publications en langue arabe, surtout Ez-Zohra et En-Nahdha, n'ont cessé d'appeler les Tunisiens "à visiter cette exposition afin d'encourager le jeune peintre YahiaTurki..."


samedi 5 octobre 2019

Hommage à la Première Dame de Tunisie



"Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c'est la présence des absents, dans la mémoire des vivants".
                                                                                                     Jean d'Ormesson


Dernier Hommage en l’honneur de la Première Dame de Tunisie, Chedlia-Sayda Farhat Caïd Essebsi


« On passe une moitié de sa vie à attendre ceux qu’on aimera et une autre moitié à quitter ceux qu’on aime » (« Tas de pierres », poème de V. Hugo)






Bien des êtres qui nous sont chers nous ont quittés pour un monde meilleur, laissant derrière eux un grand vide ; et voilà que, récemment, j’ai reçu la triste nouvelle du décès d’un être qui m’est aussi proche et aussi aimable ! Cette tristesse, je la partage unanimement avec tous mes compatriotes, car il s’agit de la disparition de la Première Dame de Tunisie.
Par-delà le chagrin qui m’affecte profondément et qui affecte tous les Tunisiens, je retiens les moments heureux passés, depuis ma prime jeunesse, à côté de cette grande dame que j’ai toujours vénérée.
Madame Chedlia-Saïda Caïd Essebsi, née Farhat, à laquelle j’ai toujours eu une immense dette de gratitude, m’a toujours bien accueilli. Cousine germaine de ma mère et très attachée à  elle, fidèle à sa mémoire, elle n’a cessé, jusqu’à ses derniers instants, de me combler de ses bienfaits et de m’entourer de son infinie gentillesse. Car elle avait véritablement une grande âme ! Appréciée pour sa générosité sans borne et pour sa bienveillance, elle avait le cœur sur la main, toujours disposée à donner largement sans compter, surtout à ceux des plus nécessiteux et des plus démunis.
Tout ce qu’elle a avancé en ce monde, pour le salut de son âme,  elle le retrouvera auprès de son Seigneur ! Elle vient de rejoindre son fidèle compagnon, Si El-Béji, un grand homme qui fait honneur à la Tunisie et à côté duquel elle avait vécu plus d’une soixantaine d’années. Que Dieu, le Clément, leur accorde sa Miséricorde et son Pardon.

                                                                 Khaled Lasram, 15 septembre 2019



A Semia Djaït Ben Achour

Chère Mimi, Je sais que les paroles sont impuissantes à porter la consolation. Je voudrais simplement qu'il te soit doux de te sentir entourée de tant d'amour et d'affection par toutes les personnes de notre famille et par tes amis qui te sont fidèles. Nous avons perdu, crois-moi, chère Mimi, cet être précieux et si cher que fut Hachem, car nous connaissons tous si bien ses qualités et ses vertus innombrables, sa retenue, sa discrétion et ses bonnes manières. Il était surtout, à ton égard, plein de soins, de complaisance et d'amabilité.
Issu d'une double ascendance chérifienne, à la fois paternelle et maternelle, que son âme puisse donc trouver, grâce à la Clémence et à la Miséricorde de notre Seigneur, félicité et béatitude auprès de ses vénérables aïeuls ; Amen.
                                                                                                            Ton cousin Khaled



Quelques mots émouvants suite à la perte de ma cousine Hala Ben Achour Abd al-Kafi

Voici déjà quarante jours que notre chère Halloula nous a quitté, certes pour un monde meilleur. C'est une immense perte d'un si grand cœur, d'une si grande âme. Tout le monde appréciait, à l'unanimité, son humeur riante et joyeuse, son infinie générosité. Elle nous recevait toujours avec magnificence. Elle était unique et incomparable! Mais c'est la pensée fidèle qui prolonge la vie de ceux que nous aimons et ceux qui l'ont connue parmi ses proches et ses amis garderont d'elle le doux souvenir de sa bonhomie, de son accueil charmant et de ses dons exceptionnels.  




                                    HOMMAGE A LA PRINCESSE AZIZA 


                                                 

 

La Princesse Aziza Bey, si chère à nos cœurs, vient de nous quitter. C’est une grande   perte pour ses proches et pour tous ceux qui l’ont connue. Exemple même  d'amabilité, de compassion et d’altruisme, sa haute naissance, sa beauté, ses vertus, toutes  les qualités innées qu’elle portait en elle, en faisaient une véritable princesse digne de son rang.

 C’est au palais de Carthage-Dermech (accueillant aujourd’hui l’école des cadres supérieurs de l’enfance) qu’elle vint au monde, un 1er décembre 1931, quelques mois après la disparition de son père Mohamed. Ezzeddine. Celui-ci était le fils aîné de S.A. Mohamed Habib Bey qui régna de 1922 à 1929. Son frère benjamin, Mohamed Al-Amine, le dernier souverain Husseinite, fut déposé en 1957 avec l’avènement de la République.




 La jeune princesse, conformément aux usages établis à l’époque par les familles alliées, fut promise à mon oncle Si Hamadi Lasram. Le mariage  a été célébré en 1952. Elle découvrit en son nouveau mari, qu’elle connaissait alors si peu, un homme à l’esprit pondéré, fort courtois et plein d’égard. En femme exemplaire, elle n’a cessé à son tour de lui vouer un attachement mêlé à la fois d’estime et d’admiration.




On découvrit en elle des qualités insoupçonnables : elle était humble et les gens l’admiraient. Elle avait surtout le sens de la famille. Très attachée à sa mère, La Sayda, sœur du martyr et grand leader Habib Thameur et à ses deux frères, Si Lahbib et Si Salah, elle entretenait aussi des relations imprégnées de bonté et de dignité envers les proches de son mari. Hospitalière et généreuse, sa maison était ouverte à tous ceux qui venaient y passer des moments agréables de détente et profiter, durant la belle saison, de la mer. N’ayant pas eu de sœur, elle se rapprocha de sa cousine paternelle, la Princesse Zeïneb, mariée à Si Mohamed Ben Raïs, qu’elle ne quittait jamais. Cette dernière était la fille unique de Mohamed Salah, dernier fils de SA Habib Bey, fin poète et connu pour ses idées patriotiques, qui décéda à l’âge de 43 ans  alors qu’elle n’avait à peine que quelques mois.

 Pleine de vitalité et de dévouement, notre chère disparue dépensait toute son énergie à aider les personnes indigentes, à fournir des besognes à  ceux  et à celles qui en avaient grand besoin, accomplissant bénévolement ces belles actions sans en attendre rien en retour. Elle s'implique même dans la vie sociale, participant à des événements caritatifs et  fréquentant surtout le centre de l’UNFT de la localité du Kram. (Cette association féministe œuvre pour les droits civils de la femme tunisienne, pour son éducation et sa formation professionnelle, présidée, à ce moment-là,  par la militante Mongia Ben Ezzeddine).   



                           

 Cette chère tante m’avait pris sous son aile, lorsque je perdis ma mère. Elle fut si proche de moi, si attentionnée, si prévenante qu’elle m’avait offert le plus beau cadeau de ma vie. Elle me présenta une charmante jeune fille qui allait  être ma future épouse. Mariage arrangé, disait-on, incompatible selon certains avec le changement des mentalités et l’évolution des mœurs. Cependant notre bienfaitrice a été ravie de voir notre union se  révéler aussi solide et heureuse. C'est encore elle qui s'occupe, jusqu’au moindre détail, de tous les préparatifs de mon mariage.




 Rien n’efface la présence d’une personne tant aimée. Mais n’est-ce pas doux et  consolant d’évoquer les heureux moments de ce beau passé ? 

Chère Princesse, je garderai de toi l’ineffaçable souvenir de ta bonté, de la grandeur de ton âme et de la noblesse de tes sentiments. Repose en paix auprès de ton fidèle et regretté époux, mon oncle Si Hamadi, qui nous a quitté trop tôt et qui fut pour moi le meilleur guide  et le plus précieux des amis.

(Mes pensées les plus affectueuses vont à mes chers cousins, Ezzeddine, Houda, Tarak et Taoufik, pour qui j’ai toujours été le frère aîné, ainsi qu’à leur respectable oncle, Si Lahbib, doyen de la famille beylicale, à ses fils Sami et Hatem et à sa nièce Rim). 

                                                                                                                                                                                                                          Khaled Lasram, 3 février 2022                         

 

 

 




vendredi 24 mai 2019

Pierre Boyer, directeur du Centre d'Art

                    Pierre Boyer (1865-1933), directeur du Centre                                                  d'enseignement d'Art de Tunis                                                                                                        



                                                    


            P. Boyer dans son atelier de Saint-Quay Portieux, en Bretagne (avant son arrivée en Tunisie), (site Lepinay)




                                                                      Pierre Boyer dans son atelier (Wikipédia)



Afin de mieux affermir sa présence et consolider ses assises en Tunisie, la politique coloniale œuvra, dès l’avènement  du Protectorat, à la mise en place d’institutions culturelles. C’est ainsi que la ville de Tunis s’est vue dotée  d’un salon de peinture, d’une bibliothèque, de salles de projections cinématographiques et d’un théâtre. Tous ces lieux de culture, en tant que moyens d’attraction,  étaient  destinés auparavant aux besoins de la communauté européenne.  Ils  allaient cependant introduire des changements dans le style de vie des autochtones eux-mêmes et permettre l’émergence d’une élite qui  va accéder aux innovations et s’approprier les nouvelles tendances littéraires et artistiques.

En l’absence d’une institution spécialisée en matière d’art, quelques rares peintres  établis dès le début du XXème siècle à la capitale, tels qu’Emile Pinchart (1842-1924) ou Albert Aublet (1851-1938), ont ouvert leurs ateliers, dans le cadre de cours du soir,  à de jeunes élèves.  Hédi Khayachi (1882-1948), Jilani Abdelwahab (1890-1961) et Maurice Bismouth (1891-1965) y accédèrent, constituant  ainsi le premier noyau d’artistes autochtones.

            Dans le cadre d’une politique d’instrumentalisation de l’art à des fins de propagande, l’idée de la création d’une école d’art s’imposa depuis 1903. Dans un article intitulé « Une école de peinture est-elle justifiable ? », l’auteur prône la nécessité de fournir « un enseignement spécial pour l’Ecole de peinture africaine ». (1)

Ce n’est que deux décennies plus tard qu’un projet fut formulé, prévoyant la création d’une école de formation artistique. Suite à une proposition faite au Résident Général Lucien Saint par Pierre Boyer, qui occupait alors la fonction d’inspecteur adjoint des Antiquités et Arts, ainsi que  par l’artiste peintre Armand Vergeaud, fut donc créé, en octobre 1923, un centre d’enseignement d’art. Ce centre occupa le second étage d’une demeure traditionnelle située au Passage Ben Ayed à la médina de Tunis, ayant servi auparavant d’atelier au peintre  A. Aublet. Pierre Boyer fut donc désigné comme directeur du centre ; il  y assura des cours théoriques hebdomadaires destinés aux élèves et également des conférences publiques sur l’Histoire de l’Art (2). Il fut assisté par Armand Vergeaud (3), et  Alexandre Fichet (4) qui dirigèrent respectivement l’atelier de peinture et l’atelier de dessin.



                                    

           P. Boyer peint en 1929 par Geneviève Gavrel, une de ses élèves au Centre d’art de Tunis. (hst, signé, daté bg)


          Béatrice Rollin a consacré un livre sur « Armand Vergeaud », édité en 1997 par le Musée des Beaux-Arts d’Angoulême, ville natale de l’artiste. Quant à Fichet, qui fut l’une des figures emblématiques de la vie artistique en Tunisie et qui présida le Salon Tunisien durant une période de plus d’un demi-siècle, il a été souvent mentionné dans  maintes études (voir à titre d’exemple l’article de A. Roubtzoff : « Un quart de siècle en Tunisie ») (5). Cependant, sur Pierre Boyer, il n’existe que peu de renseignements. Son nom figure dans le Dictionnaire  des peintres, sculpteurs... de E. Bénézit (Librairie Gründ, 1976, T.2, p. 258) avec, comme simple mention : « peintre « associé de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1903 ».  Néanmoins, son arrière-petit-fils, Stéphane Macé de Lépinay, nous fournit à travers son site Web d'intéressantes informations notamment sur la vie de cet artiste avant son arrivée en Tunisie (6). Il eut également la bonté de m’autoriser à insérer dans ce bref article deux portraits photographiques de Boyer figurant dans son site;  je l’en remercie vivement.



                            

« Les membres de l’Institut de Carthage », huile sur toile signée et datée, Tunis, nov. 1922- fèv 1924. (Cette toile, peinte par Alexandre Roubtzoff, représente les membres de la section artistique de l’Institut de Carthage (académie des arts et des lettres, des sciences et d'histoire, fondée en 1894). Il y a une quarantaine de portraits, dont celui de Pierre Boyer, assis au premier rang à gauche, les jambes croisées et portant un pantalon clair). (Tiré du livre de Patrick Dubreucq « Alexandre Roubtzoff (1884-1949), Une vie en Tunisie »,  Painters, 1966, p. 56).


Grâce à des compétences diverses, Pierre Boyer exerça, au sein de l’appareil colonial,  des fonctions administratives importantes.  Ayant suivi une formation de juriste à l’Ecole de droit à Paris, il fréquenta en parallèle l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, en  ayant pour maître Alfred Roll (1846-1919) (7). Envoyé à Tunis en 1921 en tant qu’inspecteur adjoint des Antiquités et Arts, il fut chargé d’une double mission : l’inauguration d’un centre d’enseignement d’art et la fondation d’un musée d’art moderne. Ce musée devait abriter une collection d’œuvres d’art de style orientaliste ainsi que des produits artisanaux locaux (8).  Pierre Boyer s’est donc rendu maintes fois à Paris pour obtenir des musées parisiens un dépôt d’œuvres de peintures et de sculptures. Léonce Bénédite (1859-1933), en sa qualité de directeur du Musée du Luxembourg, de membre de la Commission des acquisitions des musées nationaux et de président de la Société des peintres orientalistes français, avait consenti à envoyer des œuvres en Tunisie (9). Ces œuvres devaient être déposées au Dâr Othman, ancien palais, rue des Teinturiers, situé au centre de la médina de Tunis et choisi à cet effet (10). Les travaux de réparation de ce palais du XVIème siècle avaient pris trop de retard, mais une fois restauré, son espace et sa configuration architecturale (composée de pièces à plan T et renfermant des alcôves) s’avéraient non conformes aux besoins que nécessiterait un musée des beaux-arts. Ce projet a donc été vite abandonné. (11)



                                    
  
                                                                  P. Boyer (site Lepinay)


       A son arrivée en Tunisie, Boyer résida d’abord à la capitale, rue Gambetta. Il acheta quelques années plus tard une propriété à Ben Aïch-Khanguet el Hajjaj (gouvernorat de Grombalia). Tout en s’occupant des travaux agricoles de son domaine, il continua de peindre quelques toiles.  Il décéda en janvier 1933 et fut inhumé au cimetière français de Ben-Aîch.



               

Centre d’enseignement d’art, 1930 ; assis au premier rang à gauche : Pierre Boyer, Prosper Durel (membre de l’Institut de Carthage), Armand Vergeaud.



Notes :

(1)     G.V. : Une école de peinture est-elle justifiable, « Revue Tunisienne », 1903, T. X, pp. 503-504.
(2)    Pierre Boyer initia toute une génération de jeunes peintres Parmi ses élèves, on retient notamment le nom de Geneviève Gavrel (née à Téboursouk et décédée en 1948), qui réalisa un portrait de son maître. Elle exposa dans plusieurs galeries de Tunis : « Peinture 41 » (1948), « Gal. Film » (1950), « Alliance française » (1953) « Hall du journal La Presse » (1955). Elle quitta définitivement la Tunisie en 1957 et participa aux principaux salons et galeries parisiennes. Natacha Markoff (1911-2008) fut aussi parmi les élèves de Boyer. Après avoir fui la Russie avec sa famille, elle se rendit à Tunis en 1927 où elle s’installa. Elle fréquenta le centre d’art, exposa à Tunis et dirigea un atelier, enseignant le dessin et la peinture jusqu’en 1982 date à laquelle elle quitta définitivement la Tunisie. Par ailleurs, c’est P. Boyer lui-même qui a incité Yahia Turki à s’inscrire au centre d’art, lorsqu’il remarqua ses œuvres au Salon de 1923 où il exposa pour la première fois.
(3)   J-A. Armand Vergeaud (1876-1949), peintre orientaliste. Élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Il eut pour maîtres Gustave Moreau, Fernand Corman et François Flameng ; Il s’installa en Tunisie à partir de 1912.
(4)    Alexandre Fichet (1881-1968) s’établit en Tunisie en 1902. Enseignant de dessin à l’école Emile Loubet, au collège Sadiki et au collège Alaoui de Tunis, il décora la salle du Palmarium et le Casino municipal du Belvédère.
(5)    Alexandre Roubtzoff : Un quart de siècle en Tunisie, « Revue Illustrée », n° 86, juin 1938 ;
(6)    (Smdl Ofree fr.) (http//boyer.peintre.free.fr/Pierre_Boyer)
(7)  Alfred Roll (1846-1919) compte parmi les peintres officiels de la Troisième République, il enseigna à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts. Naturaliste, influencé par Gustave Courbet, il entama surtout une carrière de portraitiste.
(8)  En mai 1888, a été inauguré  le Musée Alaoui, occupant l’ancien harem du palais du Bardo,  destiné à conserver des pièces archéologiques  et des objets d’art local. Et c’est bien plus tard, en 1885, lors du deuxième Salon Tunisien, qu’a germé l’idée de fonder un musée des Beaux-Arts à Tunis. Une somme de mille francs fut attribuée par le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts de France,  destinée à l’achat d’œuvres exposées au Salon, formant ainsi le noyau du futur musée. A.  Roubtzoff note dans son article, « Un quart de siècle en Tunisie » : « Le musée de Peinture aurait dû être créé en même temps que l’Ecole des Beaux-Arts. Mais depuis 1922, on attend  toujours la création de ce futur musée de Peinture, on en parle, on cherche son emplacement, on fait des pronostics, on continue à acheter tous les ans les chefs-d’œuvre, ou à défaut les œuvres tout court. Mais le Musée n’existe pas ! ». Alexandre Roubtzoff : « Un quart de siècle en Tunisie », op cit, p. 13.
(9)   Léonce Bénédite est venu en Tunisie, lors de l’exposition du Salon Tunisie de 1897, à titre de délégué du Ministre de  l’Instruction publique et des beaux-arts de France et de président de la société des Peintres Orientalistes français.   
(10) Le Dâr Othman servit d'abord de lieu d’exposition permanente pour les arts traditionnels indigènes. Classé monument historique en 1936, affecté en 1960 à l'Institut national d'archéologie et d'art, il abrite aujourd'hui le siège de la conservation de la médina de Tunis.
(11) Quant aux peintures et sculptures, destinées à ce musée, elles furent déposées à la Direction des Antiquités et des Arts et une partie restée en dépôt au Centre d’art. Cf. Faïza Matri, "Tunis sous le protectorat. Histoire de la conservation du patrimoine architectural et urbain de la médina", Tunis, Centre de publication universitaire, 2008, p. 345-346.

                                                                                                          Khaled Lasram, 3 mars 2020