vendredi 27 octobre 2023

Khaled Lasram, artiste peintre : « La peinture est une aventure périlleuse…,"Le Temps" (Arts plastiques) 16 juin 2007                                                                                                                           l   

Au Diwan Dar Jeld, « Eclats de signes » a envahi l’espace. Chargés de signes et de symboles, les œuvres de Khaled  Lasram offrent une certaine particularité et une once d’étrangeté qui attirent ou poussent à s’interroger, mais ne laisse jamais indifférent. Loin des ruelles de la Médina, nous avons rencontré le peintre qui nous a parlé de son parcours, de son exposition et de ses projets d’avenir…

Le Temps : -Si vous deviez vous présenter par vous-même que diriez-vous ?

-Je suis peintre et plasticien avant toute chose. Les gens oublient souvent que je suis peintre car ils ne voient en moi que l’enseignant. J’ai appris à peindre avant de pouvoir lire un texte. Je me souviens qu’à l’âge de cinq ans,  mes parents m’ont offert mes premiers crayons et papiers. Puis, j’ai fait l’école des Beaux-Arts afin de parfaire ma passion. Je suis parti en France pour achever mes études en Histoire de l'Art et j’ai réintégré l’Ecole des Beaux –Arts en tant que professeur.

Mon cursus universitaire m’a permis de cumuler des connaissances qui me servent dans ma propre pratique picturale. En enseignant les différents mouvements qui se sont succédé, particulièrement en Europe : (Renaissance, Classicisme, Romantisme, Impressionnisme, Surréalisme, Abstraction…), j’adopte un double regard : définir d’abord les particularités de chaque mouvement; ensuite voir le traitement et la manière de construire un tableau et de l’agencer; ce qui me permet de mieux saisir l’œuvre en elle même et de mieux pénétrer l’univers de tel ou tel peintre. A mon sens, cette démarche proprement pédagogique m’a été enrichissante  et m’a permis, en tant que peintre, de quérir un certain savoir-faire et d’être à la fois plus appliqué et plus  méthodique.

-« Eclats de signes » est, je crois, la deuxième exposition personnelle que vous signez. A quoi est due cette carence au nouveau de l’exposition ?

-A vrai dire, « Eclats de signes » est ma troisième exposition personnelle…Si je ne suis pas prolifique en matière de peinture, l'enseignement exige en lui-même beaucoup de temps et d’énergie. Je suis aussi un fervent lecteur et je consacre quotidiennement quelques heures pour assouvir cette passion. 

Je me souviens que lors de ma première exposition qui s’est tenue à la Galerie Médina, j’ai constaté, après coup, une absence de thème central et que les œuvres accrochées étaient assez disparates. J’étais loin d’être satisfait et je cherchai encore ma voie. Ensuite une seconde exposition a suivi ; elle a été  acclamée par le public ; là aussi, j’ai été sévère avec moi-même et le résultat ne m’a pas convaincu. J’ai donc décidé de prendre du recul afin de trouver ma propre voie et mon propre style. Petit à petit je me suis retrouvé dans une peinture de signes, ni figurative ni abstraite. Mes références s’attachaient plutôt  à notre patrimoine local, maghrébin et méditerranéen…J’étais satisfait d’avoir enfin trouvé ma propre voix et l’idée de cette exposition m'est venue pour faire mieux connaitre au public mon travail. Cependant, ce ne fut pas aussi réussi comme je l’avais espéré et ce, pour plusieurs raisons. 

-Vous dites que votre exposition n’est pas réussie et ce pour plusieurs raisons ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

-D’abord, j’ai mal choisi le lieu. Je me rappelle que lors de la présentation et la signature du livre consacré à Abdelaziz Ben Rais, tout s’est bien passé, le succès était au rendez-vous et le livre a été bien accueilli. Durant cette exposition, j’ai voulu retrouver la même ambiance ; cependant aussi beau que cela puisse être, l’espace est inapproprié à contenir des toiles à cause du manque de luminosité et l’étroitesse des lieux par certains endroits. Il est vrai que le Diwan est un très bel espace mais il ne demeure pas moins qu’il soit inadapté pour l’organisation et la tenue d’une exposition.

Ensuite, plusieurs gens du métier n’ont pas été présents. Faute d’écho médiatique, l’exposition est passée presque inaperçue. Parmi ceux qui se sont déplacés, certains n’ont pas saisi l’essence même de mon travail. Ils n’ont pas réellement "accroché", me reprochant  un certains excès d'"intellectualisme". J’ai senti qu’il y avait un certain écart entre le public et mes propres œuvres…Je trouve qu’il s’agit là d’une aventure périlleuse qui exige de ma part une certaine réflexion et, de la part du public, l’acquisition d’une culture artistique et une mise au courant de l’actualité en matière d’art dedans et dehors nos frontières.  

-Depuis le titre de votre exposition « Eclats de signes » jusqu’à la composition des toiles elles-mêmes, nous sentons que le signe vous obsède… 

-En effet et cela explique ma propre démarche. "Graver, tracer, dessiner est à l’origine du signe". Si je dessine un arbre ou un animal, l’aboutissement final n’est pas d’obtenir une reproduction fidèle du modèle lui-même. Ce modèle va être peu à peu vidé de sa contenance qu’il ne reste plus que la finesse d'un trait. Même s’il perd son sens originel, ce "signe" possédera toujours une certaine dynamique et il représentera un élément vital. S’il perd de son apparence, il garde sa contenance de vie.

De plus, je trouve que le signe nous rattache à notre identité tunisienne depuis l’époque berbère jusqu’à l’époque contemporaine  en passant par l’héritage punique, romain et islamique dans lequel on retrouve un répertoire très intéressant de signes qui subsistent encore au fin fond de la Tunisie. Lorsque je les récupère et en les intégrant dans mon travail, je sens que je grave quelque part notre patrimoine dans l’avancée du temps.

-Khaled Lasram, l’après « Éclats de signes » ?

-En vérité, j’aurai ma retraite dans deux ans et j’ai plein de projets en tête. En ce qui concerne ma propre pratique picturale, je compte organiser une future exposition personnelle dans laquelle je réunirai une importante collection de toiles qui n’ont jamais été montrées au public. Je prendrai le temps qu’il faut en y ajoutant des travaux plus récents…

                                                                                                                                                                      (Propos recueillis par Raouf MEDELGI)


mercredi 25 octobre 2023

 

Rencontre avec l’artiste-peintre khaled Lasram

« De la réalité concrète à un monde de fiction »


Professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis, Khaled Lasram est nouvellement retraité. Il consacre beaucoup de temps à peindre et à écrire. Nous avons recueilli quelques propos de lui lors d’une rencontre fortuite, le 15 mai 2015, dans une galerie d’art de la banlieue de Tunis.

-Votre première participation à une exposition de groupe remonte, dites-vous à 1975 ; depuis vous n’avez cessé de vous manifester en public quoique d’une manière sporadique. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé, parallèlement à votre activité d’enseignant, à pratiquer continuellement la peinture ?

-Peindre est en soi un acte de délectation et de passion. Les artistes, les écrivains, les poètes n’ont pu créer leurs œuvres immortelles que sous l’emprise de la passion. « Je ne sus jamais écrire que par passion » avouait Rousseau ; et au père Couturier, Matisse déclarait en 1951 : « On dit que tout mon art vient de l’intelligence. Ce n’est pas vrai : tout ce que j’ai fait je l’ai fait par passion. » A l’instar des autres modes d’expression artistique (littérature, poésie, musique, architecture, arts du spectacle…), la peinture est en elle-même une source de bien-être et de réconfort. Elle rend la vie plus attrayante. Elle affecte notre culte de la beauté. Elle égaye nos intérieurs. Elle est aussi le plaisir du regard et surtout un moyen d’évasion qui nous fait échapper aux tensions et aux contraintes de l’existence, à la monotonie du quotidien. L’art est, selon la théorie freudienne, un défoulement, une libération de nos pulsions réprimées, une sublimation de nos instincts. Pour m’en tenir à votre question, j’emprunte à juste titre ces quelques mots à Robert Delaunay qui disait : « Je vis ; l’art est un moyen de se réjouir et de vivre et c’est tout ».

-Ce que vous venez de dire confirme que l’acte de peindre constitue pour vous une vraie raison d’être. Il est de notoriété que vos peintures sont appréciées aujourd’hui par beaucoup de gens qui trouvent dans la variété des thèmes que vous traitez un signe de richesse et de virtuosité. Mais il faut reconnaitre qu’à certains moments, il vous arrive de passer ex-abrupto de la figuration à l’abstraction. Cette attitude ne vous parait pas quelque peu déconcertante ?

- Je pense que ma peinture n’est,  à proprement parler, ni figurative ni abstraite. A part quelques exceptions, la majorité de mes œuvres se situent à mi-chemin. Si l’on tient à les définir, je dirais qu’elles sont semi-figuratives ou si vous préférez semi-abstraites. Elles se composent essentiellement de figures exécutées d’une manière schématique, à caractère allusif et analogique, évoquant des personnages, des arbres, des architectures et toute sorte de choses plus ou moins identifiables. Ces figures participent à l’édification de structures plastiques, dont la qualité absolue et la principale finalité consistent en une certaine stabilité formelle et une harmonie chromatique. Cela dit, je ne suis pas une exception ; beaucoup d’artistes font en même temps ou par moments de l’abstrait et du figuratif. L’exemple le plus proche de nous est celui de mon ancien professeur Hédi Turki (pour lequel je souhaite un prompt rétablissement). A côté de ses toiles abstraites, il a exécuté au fusain ou à la mine un grand nombre de portraits très expressifs dans une manière qu’il qualifiait lui-même de « réaliste ». La plupart des peintres modernes ont d’ailleurs connu, dans leur parcours artistiques, bien des revirements. C’est le cas notoire de Braque ou de Picasso. Après la période effervescente du cubisme, ils se remettent chacun à l’école des vieux maitres en reprenant des thèmes anciens. Cette remise en question perpétuelle, dans la carrière d’un artiste, est le fait même de l’évolution de son art marqué d’étapes successives, de changements continus, de soubresauts et d’hésitations. Cela est dans la nature même de son conformisme et de son aptitude à créer et à rénover. Je me contenterai de citer une fois de plus Robert Delaunay dont l’œuvre cumule à la fois les deux tendances « figuratives » et « abstraites ». Après une courte durée cubiste avec sa série de « Tour Eiffel » (1908), Delaunay évolue graduellement vers l’abstraction en entamant sa série de « fenêtres » (1912). Le motif de la fenêtre aboutit, dans ses « Disques et formes circulaires » ou dans ses « Rythmes sans fin », à une peinture pure dans laquelle toute référence à l’objet est bannie. Cependant, il revient fréquemment à ses anciens thèmes, notamment celui de la Tour Eiffel. Un retour à la figuration s’effectue enfin, durant les dernières années de sa vie, avec des natures mortes et de représentations de personnages.

Permettez-moi d’évoquer un peu l’histoire afin de vous démontrer qu’avec l’avènement de l’art moderne et la naissance des avant-gardes (début XXème siècle), les barrières qui séparaient jusqu’alors les différentes formes d’expression ont commencé à s’ébranler et différents genres et catégories ont été peu à peu abolis. Depuis, la dualité entre « figuration » et « abstraction » est devenue en elle-même une question subversive et de nos jours, elle perd tout son sens. Nous savons que l’art abstrait aussi bien que l’art figuratif ont de tout temps reposé sur des hypothèses esthétiques et des règles codifiées. « En art, note Cézanne, tout est théorie, développée et appliquée par contact de la nature ». Dans la tradition figurative qui dominait l’art occidental depuis la Renaissance, les artistes, même s’ils ont inventé des modes de représentation fondés sur l’illusion et le trompe-œil, étaient conscients de l’écart existant entre l’image peinte (ou décrite) et la réalité visible. Les courants et écoles successifs de peinture ont interprété différemment la nature et celle-ci n’a été en somme, pour les artistes qu’un prétexte et un point de départ.

Les peintres d’Avant –garde, à l’encontre de toutes les conventions académiques héritées du siècle précédent, n’avaient plus besoin de contrefaire la nature pour créer leurs propres structures picturales. La transgression a commencé avec eux. Rejetant les règles qui régissaient la perception de l’espace, ils représentent un monde où coexistent en même temps plusieurs perspectives. Les proportions se trouvent bouleversées, les dimensions et relations habituelles n’ont plus cours, les canons esthétiques du classicisme sont révolus, cédant la place au traitement des formes et à leur décomposition. Ces innovations, prônées par des mouvements tels que le Cubisme et ses dérivés (Rayonnisme, Section d’or, Orphisme, Purisme, Suprématisme, Constructivisme…), aussi bien que le Dadaïsme, le Futurisme ou même le Surréalisme, tous ces mouvements posent une nouvelle problématique, celle d’une quête d’expressions individuelles et frayent le chemin  à un art autonome qui ne signifie rien au-delà de lui-même et qui ne garde que peu ou prou de liens avec le monde des apparences. L’abstraction devient ainsi une forme d’expression essentielle de l’art du XXème siècle.

Même les courants stylistiques des années 60, créés en réaction aux tendances abstraites et à l’art informel (l’Hyperréalisme, le nouveau réalisme, la Nouvelle figuration ou le Pop art) s’éloignent de la réalité concrète en donnant à la peinture la neutralité de la photographie et en appliquant des techniques d’illusion et de dissection d’objets quotidiens.

-Passons à un autre sujet qui nous touche de près : en tant que théoricien et praticien, que pensez-vous actuellement du climat général des arts plastiques dans notre pays

- On assiste, en ce moment, dans quelques lieux d’exposition, à une multitude de rapins épris de nostalgie qui s’obstinent à perpétuer inlassablement les stéréotypes d’un folklorisme obsolète et qui, avouons-le, réalisent la plupart du temps une peinture clinquante et de mauvais gout. Pourtant, ceux-là mêmes reçoivent l’approbation d’un public majoritaire et par-dessus tout non averti. L’amateur tunisien, au gout restrictif, encourage cet art désuet, optant pour un réalisme anecdotique seul, à ses yeux, capable d’immortaliser les scènes mémorables et pittoresques de son beau pays.

A vrai dire, on ne peut aspirer à une culture de haut niveau qu’une fois que les nécessités vitales et les exigences élémentaires de notre société sont, en priorité, satisfaites. C’est alors que de nouveaux besoins d’ordre artistique et esthétique, certes moins impérieux mais plus nobles, vont se créer et permettre ainsi un accès plus facile de la part d’un large public à l’œuvre d’art. Ma conviction est que cette distance qui sépare jusque-là le public du domaine artistique pourrait être atténuée grâce à la réalisation d’un large programme de sensibilisation dont la responsabilité incombe, en premier lieu, au Service des Arts plastiques. Ce service, dépendant du Ministère de la Culture, devrait se mettre en coordination avec d’autres institutions étatiques (relevant en particulier du domaine de l’éducation, du tourisme et de l’information) afin de parvenir à mettre en application les mesures suivantes : -une initiation plastique de base au niveau de l’enseignement primaire et secondaire, -des débats et des conférences médiatisés sur des thèmes artistiques ainsi que des interviews menées régulièrement avec des plasticiens, -la publication et la diffusion d’une revue locale spécialisée dans le domaine des arts plastiques, -la création pressante d’un musée consacré à l‘art moderne et contemporain, médiateur indispensable antre art, artiste et public. (A ce propos, il est fort regrettable que, depuis la fermeture de l’ex Centre d’Art Vivant du Belvédère, en 1993, le projet de réalisation d’un nouveau musée n’ait pas encore abouti).

En considérant la réalité sous un angle plus optimiste, il existe en effet une poignée d’artistes ayant reçu le plus souvent une formation dans des écoles d’art et qui font preuve, pour leur part, de savoir-faire et d’inventivité. Jouissant d’une certaine liberté d’action, ils nous  livrent à travers leurs pratiques (menées pour certains d’entre eux dans un cadre universitaire et surtout appuyés par une réflexion théorique), des expériences fructueuses et d’une grande sensibilité. Il faut, hélas, que ces artistes (toutes tendances et tous styles confondus), une fois affrontant les espaces publiques, ne sont pas toujours estimés à leur juste valeur. Par les jugements d’appréciation et leur impartialité, les chroniqueurs et critiques d’art devraient s’assigner pour noble tâche le soutien moral et la reconnaissance de tous ceux parmi les plus qualifiés et les plus méritants de nos jeunes talents.

La peinture en tant que moyen d’expression, aujourd’hui en mal d’inspiration, prendra un nouvel essor, retrouvera un regain de vigueur et une véritable régénération en assimilant les signes et les symboles, la calligraphie et l’enluminure, les tatouages prophylactiques, les ornements, l’artisanat.., en intégrant toutes les traces artistiques d’une culture au riche passé. Ali Bellagha et Néjib Belkhodja ont été parmi les pionniers à saisir l’intérêt d’une telle démarche (le premier concernant les arts populaires, le second, l’architecture traditionnelle). Matisse lui-même ne s’est-il pas inspiré des tapis orientaux et des carreaux de céramique  qu’il a ramenés de son voyage au Maroc ? ). Ainsi s’accomplira une réconciliation entre art et mémoire : synthèse harmonieuse à laquelle aspirent, à travers leurs œuvres ingénieuses, une frange importante de nos jeunes plasticiens.

                                                                                                                                                                               Khouloud AMRAOUI