Rencontre avec l’artiste-peintre khaled Lasram
« De la réalité concrète à un monde de fiction »
Professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis, Khaled Lasram
est nouvellement retraité. Il consacre beaucoup de temps à peindre et à écrire.
Nous avons recueilli quelques propos de lui lors d’une rencontre fortuite, le
15 mai 2015, dans une galerie d’art de la banlieue de Tunis.
-Votre première participation à une exposition de groupe
remonte, dites-vous à 1975 ; depuis vous n’avez cessé de vous manifester en
public quoique d’une manière sporadique. Quelles sont les raisons qui vous ont
poussé, parallèlement à votre activité d’enseignant, à pratiquer continuellement
la peinture ?
-Peindre est en soi un acte de délectation et de passion. Les
artistes, les écrivains, les poètes n’ont pu créer leurs œuvres immortelles que
sous l’emprise de la passion. « Je ne sus jamais écrire que par
passion » avouait Rousseau ; et au père Couturier, Matisse déclarait
en 1951 : « On dit que tout mon art vient de l’intelligence. Ce n’est
pas vrai : tout ce que j’ai fait je l’ai fait par passion. » A
l’instar des autres modes d’expression artistique (littérature, poésie,
musique, architecture, arts du spectacle…), la peinture est en elle-même une
source de bien-être et de réconfort. Elle rend la vie plus attrayante. Elle
affecte notre culte de la beauté. Elle égaye nos intérieurs. Elle est aussi le
plaisir du regard et surtout un moyen d’évasion qui nous fait échapper aux
tensions et aux contraintes de l’existence, à la monotonie du quotidien. L’art
est, selon la théorie freudienne, un défoulement, une libération de nos
pulsions réprimées, une sublimation de nos instincts. Pour m’en tenir à votre
question, j’emprunte à juste titre ces quelques mots à Robert Delaunay qui
disait : « Je vis ; l’art est un moyen de se réjouir et de vivre
et c’est tout ».
-Ce que vous venez de dire confirme que l’acte de peindre
constitue pour vous une vraie raison d’être. Il est de notoriété que vos
peintures sont appréciées aujourd’hui par beaucoup de gens qui trouvent dans la
variété des thèmes que vous traitez un signe de richesse et de virtuosité. Mais
il faut reconnaitre qu’à certains moments, il vous arrive de passer ex-abrupto
de la figuration à l’abstraction. Cette attitude ne vous parait pas quelque peu
déconcertante ?
- Je pense que ma peinture n’est, à proprement parler, ni figurative ni
abstraite. A part quelques exceptions, la majorité de mes œuvres se situent à
mi-chemin. Si l’on tient à les définir, je dirais qu’elles sont
semi-figuratives ou si vous préférez semi-abstraites. Elles se composent
essentiellement de figures exécutées d’une manière schématique, à caractère
allusif et analogique, évoquant des personnages, des arbres, des architectures
et toute sorte de choses plus ou moins identifiables. Ces figures participent à
l’édification de structures plastiques, dont la qualité absolue et la
principale finalité consistent en une certaine stabilité formelle et une harmonie chromatique. Cela dit, je ne suis pas une exception ;
beaucoup d’artistes font en même temps ou par moments de l’abstrait et du
figuratif. L’exemple le plus proche de nous est celui de mon ancien professeur
Hédi Turki (pour lequel je souhaite un prompt rétablissement). A côté de ses
toiles abstraites, il a exécuté au fusain ou à la mine un grand nombre de
portraits très expressifs dans une manière qu’il qualifiait lui-même de
« réaliste ». La plupart des peintres modernes ont d’ailleurs connu,
dans leur parcours artistiques, bien des revirements. C’est le cas notoire de
Braque ou de Picasso. Après la période effervescente du cubisme, ils se
remettent chacun à l’école des vieux maitres en reprenant des thèmes anciens.
Cette remise en question perpétuelle, dans la carrière d’un artiste, est le
fait même de l’évolution de son art marqué d’étapes successives, de changements
continus, de soubresauts et d’hésitations. Cela est dans la nature même de son
conformisme et de son aptitude à créer et à rénover. Je me contenterai de citer
une fois de plus Robert Delaunay dont l’œuvre cumule à la fois les deux
tendances « figuratives » et « abstraites ». Après une
courte durée cubiste avec sa série de « Tour Eiffel » (1908),
Delaunay évolue graduellement vers l’abstraction en entamant sa série de
« fenêtres » (1912). Le motif de la fenêtre aboutit, dans ses
« Disques et formes circulaires » ou dans ses « Rythmes sans
fin », à une peinture pure dans laquelle toute référence à l’objet est
bannie. Cependant, il revient fréquemment à ses anciens thèmes, notamment celui
de la Tour Eiffel. Un retour à la figuration s’effectue enfin, durant les
dernières années de sa vie, avec des natures mortes et de représentations de
personnages.
Permettez-moi d’évoquer un peu l’histoire afin de vous
démontrer qu’avec l’avènement de l’art moderne et la naissance des avant-gardes
(début XXème siècle), les barrières qui séparaient jusqu’alors les différentes
formes d’expression ont commencé à s’ébranler et différents genres et
catégories ont été peu à peu abolis. Depuis, la dualité entre
« figuration » et « abstraction » est devenue en elle-même
une question subversive et de nos jours, elle perd tout son sens. Nous savons
que l’art abstrait aussi bien que l’art figuratif ont de tout temps reposé sur
des hypothèses esthétiques et des règles codifiées. « En art, note
Cézanne, tout est théorie, développée et appliquée par contact de la
nature ». Dans la tradition figurative qui dominait l’art occidental depuis la Renaissance, les artistes, même s’ils ont inventé des modes de
représentation fondés sur l’illusion et le trompe-œil, étaient conscients de
l’écart existant entre l’image peinte (ou décrite) et la réalité visible. Les
courants et écoles successifs de peinture ont interprété différemment la nature
et celle-ci n’a été en somme, pour les artistes qu’un prétexte et un point de départ.
Les peintres d’Avant –garde, à l’encontre de toutes les
conventions académiques héritées du siècle précédent, n’avaient plus besoin de
contrefaire la nature pour créer leurs propres structures picturales. La
transgression a commencé avec eux. Rejetant les règles qui régissaient la
perception de l’espace, ils représentent un monde où coexistent en même temps
plusieurs perspectives. Les proportions se trouvent bouleversées, les dimensions
et relations habituelles n’ont plus cours, les canons esthétiques du
classicisme sont révolus, cédant la place au traitement des formes et à leur
décomposition. Ces innovations, prônées par des mouvements tels que le Cubisme
et ses dérivés (Rayonnisme, Section d’or, Orphisme, Purisme, Suprématisme,
Constructivisme…), aussi bien que le Dadaïsme, le Futurisme ou même le
Surréalisme, tous ces mouvements posent une nouvelle problématique, celle d’une
quête d’expressions individuelles et frayent le chemin à un art autonome qui ne signifie rien
au-delà de lui-même et qui ne garde que peu ou prou de liens avec le monde des
apparences. L’abstraction devient ainsi une forme d’expression essentielle de
l’art du XXème siècle.
Même les courants stylistiques des années 60, créés en
réaction aux tendances abstraites et à l’art informel (l’Hyperréalisme, le
nouveau réalisme, la Nouvelle figuration ou le Pop art) s’éloignent de la
réalité concrète en donnant à la peinture la neutralité de la photographie et
en appliquant des techniques d’illusion et de dissection d’objets quotidiens.
-Passons à un autre sujet qui nous touche de près : en
tant que théoricien et praticien, que pensez-vous actuellement du climat général
des arts plastiques dans notre pays
- On assiste, en ce moment, dans quelques lieux d’exposition,
à une multitude de rapins épris de nostalgie qui s’obstinent à perpétuer
inlassablement les stéréotypes d’un folklorisme obsolète et qui, avouons-le, réalisent la plupart du temps une peinture clinquante et de mauvais gout.
Pourtant, ceux-là mêmes reçoivent l’approbation d’un public majoritaire et
par-dessus tout non averti. L’amateur tunisien, au gout restrictif, encourage
cet art désuet, optant pour un réalisme anecdotique seul, à ses yeux, capable
d’immortaliser les scènes mémorables et pittoresques de son beau pays.
A vrai dire, on ne peut aspirer à une culture de haut niveau
qu’une fois que les nécessités vitales et les exigences élémentaires de notre
société sont, en priorité, satisfaites. C’est alors que de nouveaux besoins
d’ordre artistique et esthétique, certes moins impérieux mais plus nobles, vont
se créer et permettre ainsi un accès plus facile de la part d’un large public à
l’œuvre d’art. Ma conviction est que cette distance qui sépare jusque-là le
public du domaine artistique pourrait être atténuée grâce à la réalisation d’un
large programme de sensibilisation dont la responsabilité incombe, en premier
lieu, au Service des Arts plastiques. Ce service, dépendant du Ministère de la
Culture, devrait se mettre en coordination avec d’autres institutions étatiques
(relevant en particulier du domaine de l’éducation, du tourisme et de
l’information) afin de parvenir à mettre en application les mesures
suivantes : -une initiation plastique de base au niveau de l’enseignement
primaire et secondaire, -des débats et des conférences médiatisés sur des
thèmes artistiques ainsi que des interviews menées régulièrement avec des
plasticiens, -la publication et la diffusion d’une revue locale spécialisée
dans le domaine des arts plastiques, -la création pressante d’un musée consacré
à l‘art moderne et contemporain, médiateur indispensable antre art, artiste et
public. (A ce propos, il est fort regrettable que, depuis la fermeture de l’ex
Centre d’Art Vivant du Belvédère, en 1993, le projet de réalisation d’un
nouveau musée n’ait pas encore abouti).
En considérant la réalité sous un angle plus optimiste, il
existe en effet une poignée d’artistes ayant reçu le plus souvent une formation
dans des écoles d’art et qui font preuve, pour leur part, de savoir-faire et
d’inventivité. Jouissant d’une certaine liberté d’action, ils nous livrent à travers leurs pratiques (menées pour
certains d’entre eux dans un cadre universitaire et surtout appuyés par une
réflexion théorique), des expériences fructueuses et d’une grande sensibilité.
Il faut, hélas, que ces artistes (toutes tendances et tous styles confondus),
une fois affrontant les espaces publiques, ne sont pas toujours estimés à leur
juste valeur. Par les jugements d’appréciation et leur impartialité, les
chroniqueurs et critiques d’art devraient s’assigner pour noble tâche le
soutien moral et la reconnaissance de tous ceux parmi les plus qualifiés et les
plus méritants de nos jeunes talents.
La peinture en tant que moyen d’expression, aujourd’hui en
mal d’inspiration, prendra un nouvel essor, retrouvera un regain de vigueur et
une véritable régénération en assimilant les signes et les symboles, la
calligraphie et l’enluminure, les tatouages prophylactiques, les ornements,
l’artisanat.., en intégrant toutes les traces artistiques d’une culture au riche
passé. Ali Bellagha et Néjib Belkhodja ont été parmi les pionniers à saisir
l’intérêt d’une telle démarche (le premier concernant les arts populaires, le
second, l’architecture traditionnelle). Matisse lui-même ne s’est-il pas
inspiré des tapis orientaux et des carreaux de céramique qu’il a ramenés de son voyage au Maroc ? ).
Ainsi s’accomplira une réconciliation entre art et mémoire : synthèse
harmonieuse à laquelle aspirent, à travers leurs œuvres ingénieuses, une frange
importante de nos jeunes plasticiens.
Khouloud AMRAOUI
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