Pierre Boyer (1865-1933), directeur du Centre d'enseignement d'Art de Tunis
P. Boyer dans son atelier de Saint-Quay Portieux, en Bretagne (avant son arrivée en Tunisie), (site Lepinay)
Afin de mieux affermir sa présence et
consolider ses assises en Tunisie, la politique coloniale œuvra, dès
l’avènement du Protectorat, à la mise en
place d’institutions culturelles. C’est ainsi que la ville de Tunis s’est vue
dotée d’un salon de peinture, d’une
bibliothèque, de salles de projections cinématographiques et d’un théâtre. Tous
ces lieux de culture, en tant que moyens d’attraction, étaient
destinés auparavant aux besoins de la communauté européenne. Ils allaient cependant introduire des changements
dans le style de vie des autochtones eux-mêmes et permettre l’émergence d’une
élite qui va accéder aux innovations et
s’approprier les nouvelles tendances littéraires et artistiques.
En l’absence d’une institution
spécialisée en matière d’art, quelques rares peintres établis dès le début du XXème siècle à la
capitale, tels qu’Emile Pinchart (1842-1924) ou Albert Aublet (1851-1938), ont
ouvert leurs ateliers, dans le cadre de cours du soir, à de jeunes élèves. Hédi Khayachi (1882-1948), Jilani Abdelwahab
(1890-1961) et Maurice Bismouth (1891-1965) y accédèrent, constituant ainsi le premier noyau d’artistes autochtones.
Dans le
cadre d’une politique d’instrumentalisation de l’art à des fins de propagande,
l’idée de la création d’une école d’art s’imposa depuis 1903. Dans un article
intitulé « Une école de peinture est-elle justifiable ? »,
l’auteur prône la nécessité de fournir « un enseignement spécial pour l’Ecole
de peinture africaine ». (1)
Ce n’est que deux décennies plus tard
qu’un projet fut formulé, prévoyant la création d’une école de formation
artistique. Suite à une proposition faite au Résident Général Lucien Saint par
Pierre Boyer, qui occupait alors la fonction d’inspecteur adjoint des
Antiquités et Arts, ainsi que par l’artiste
peintre Armand Vergeaud, fut donc créé, en octobre 1923, un centre
d’enseignement d’art. Ce centre occupa
le second étage d’une demeure traditionnelle située au Passage Ben Ayed à la médina
de Tunis, ayant servi auparavant d’atelier au peintre A. Aublet. Pierre Boyer fut donc désigné comme
directeur du centre ; il y assura
des cours théoriques hebdomadaires destinés aux élèves et également des
conférences publiques sur l’Histoire de l’Art (2). Il fut assisté par Armand
Vergeaud (3), et Alexandre Fichet (4) qui
dirigèrent respectivement l’atelier de peinture et l’atelier de dessin.
P. Boyer peint en 1929 par Geneviève Gavrel, une de ses
élèves au Centre d’art de Tunis. (hst, signé, daté bg)
Béatrice
Rollin a consacré un livre sur « Armand Vergeaud », édité en 1997 par
le Musée des Beaux-Arts d’Angoulême, ville natale de l’artiste. Quant à Fichet,
qui fut l’une des figures emblématiques de la vie artistique en Tunisie et qui
présida le Salon Tunisien durant une période de plus d’un demi-siècle, il a été
souvent mentionné dans maintes études
(voir à titre d’exemple l’article de A. Roubtzoff : « Un quart de
siècle en Tunisie ») (5). Cependant, sur Pierre Boyer, il n’existe que peu
de renseignements. Son nom figure dans le Dictionnaire des peintres, sculpteurs... de E. Bénézit (Librairie
Gründ, 1976, T.2, p. 258) avec, comme simple mention : « peintre
« associé de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1903 ». Néanmoins, son arrière-petit-fils, Stéphane
Macé de Lépinay, nous fournit à travers son site Web d'intéressantes informations notamment sur
la vie de cet artiste avant son arrivée en Tunisie (6). Il eut également la bonté de m’autoriser à insérer
dans ce bref article deux portraits photographiques de Boyer figurant dans son
site; je l’en remercie vivement.
« Les membres de
l’Institut de Carthage », huile sur toile signée et datée, Tunis, nov. 1922- fèv 1924.
(Cette toile, peinte par Alexandre Roubtzoff, représente les membres de la
section artistique de l’Institut de Carthage (académie des arts et des lettres, des sciences et d'histoire, fondée en 1894). Il y a une quarantaine de
portraits, dont celui de Pierre Boyer, assis au premier rang à gauche, les jambes croisées et portant un pantalon clair). (Tiré du livre de Patrick Dubreucq
« Alexandre Roubtzoff (1884-1949), Une vie en Tunisie », Painters, 1966, p. 56).
Grâce à des compétences diverses,
Pierre Boyer exerça, au sein de l’appareil colonial, des fonctions administratives importantes. Ayant suivi une formation de juriste à l’Ecole
de droit à Paris, il fréquenta en
parallèle l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, en ayant pour maître Alfred Roll (1846-1919) (7).
Envoyé à Tunis en 1921 en tant qu’inspecteur adjoint des Antiquités et Arts, il
fut chargé d’une double mission : l’inauguration d’un centre
d’enseignement d’art et la fondation d’un musée d’art moderne. Ce musée devait
abriter une collection d’œuvres d’art de style orientaliste ainsi que des
produits artisanaux locaux (8). Pierre
Boyer s’est donc rendu maintes fois à Paris pour obtenir des musées parisiens
un dépôt d’œuvres de peintures et de sculptures. Léonce Bénédite (1859-1933),
en sa qualité de directeur du Musée du Luxembourg, de membre de la Commission
des acquisitions des musées nationaux et de président de la Société des
peintres orientalistes français, avait consenti à envoyer des œuvres en Tunisie
(9). Ces œuvres devaient être déposées au Dâr Othman, ancien palais, rue des
Teinturiers, situé au centre de la médina de Tunis et choisi à cet effet (10). Les
travaux de réparation de ce palais du XVIème siècle avaient pris trop de
retard, mais une fois restauré, son espace et sa configuration architecturale (composée
de pièces à plan T et renfermant des alcôves) s’avéraient non conformes aux
besoins que nécessiterait un musée des beaux-arts. Ce projet a donc été vite
abandonné. (11)
P. Boyer (site Lepinay)
A son arrivée en Tunisie, Boyer résida d’abord à la capitale, rue Gambetta. Il acheta quelques années
plus tard une propriété à Ben Aïch-Khanguet el Hajjaj (gouvernorat de Grombalia). Tout en s’occupant des travaux agricoles de son domaine, il continua de peindre quelques toiles. Il décéda en janvier 1933 et fut inhumé au
cimetière français de Ben-Aîch.
Centre d’enseignement d’art,
1930 ; assis au premier rang à gauche : Pierre Boyer, Prosper Durel (membre de l’Institut de
Carthage), Armand Vergeaud.
Notes :
(1) G.V. : Une
école de peinture est-elle justifiable, « Revue Tunisienne », 1903, T.
X, pp. 503-504.
(2) Pierre Boyer
initia toute une génération de jeunes peintres Parmi ses élèves,
on retient notamment le nom de Geneviève Gavrel (née à Téboursouk et décédée en
1948), qui réalisa un portrait de son maître. Elle exposa dans plusieurs galeries de
Tunis : « Peinture 41 » (1948), « Gal. Film » (1950),
« Alliance française » (1953) « Hall du journal La
Presse » (1955). Elle quitta définitivement la Tunisie en 1957 et
participa aux principaux salons et galeries parisiennes. Natacha Markoff
(1911-2008) fut aussi parmi les élèves de Boyer. Après avoir fui la Russie avec
sa famille, elle se rendit à Tunis en 1927 où elle s’installa. Elle fréquenta le
centre d’art, exposa à Tunis et dirigea un atelier, enseignant le dessin et la
peinture jusqu’en 1982 date à laquelle elle quitta définitivement la Tunisie. Par ailleurs,
c’est P. Boyer lui-même qui a incité Yahia Turki à s’inscrire au centre d’art,
lorsqu’il remarqua ses œuvres au Salon de 1923 où il exposa pour la première
fois.
(3) J-A. Armand Vergeaud
(1876-1949), peintre orientaliste. Élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Il eut
pour maîtres Gustave Moreau, Fernand Corman et François Flameng ; Il
s’installa en Tunisie à partir de 1912.
(4) Alexandre Fichet
(1881-1968) s’établit en Tunisie en 1902.
Enseignant de dessin à l’école Emile Loubet, au collège Sadiki et au collège
Alaoui de Tunis, il décora la salle du Palmarium et le Casino municipal du
Belvédère.
(5) Alexandre
Roubtzoff : Un quart de siècle en Tunisie, « Revue Illustrée »,
n° 86, juin 1938 ;
(6) (Smdl Ofree
fr.) (http//boyer.peintre.free.fr/Pierre_Boyer)
(7) Alfred Roll
(1846-1919) compte parmi les peintres officiels de la Troisième République, il
enseigna à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts. Naturaliste, influencé
par Gustave Courbet, il entama surtout une carrière de portraitiste.
(8) En mai 1888, a
été inauguré le Musée Alaoui, occupant
l’ancien harem du palais du Bardo,
destiné à conserver des pièces archéologiques et des objets d’art local. Et c’est bien plus
tard, en 1885, lors du deuxième Salon Tunisien, qu’a germé l’idée de fonder un
musée des Beaux-Arts à Tunis. Une somme de mille francs fut attribuée par le
Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts de France, destinée à l’achat d’œuvres exposées au Salon,
formant ainsi le noyau du futur musée. A. Roubtzoff note dans son article, « Un quart
de siècle en Tunisie » : « Le musée de Peinture aurait dû être
créé en même temps que l’Ecole des Beaux-Arts. Mais depuis 1922, on attend toujours la création de ce futur musée de
Peinture, on en parle, on cherche son emplacement, on fait des pronostics, on
continue à acheter tous les ans les chefs-d’œuvre, ou à défaut les œuvres tout
court. Mais le Musée n’existe pas ! ». Alexandre Roubtzoff : « Un quart de siècle en Tunisie », op cit, p. 13.
(9) Léonce Bénédite
est venu en Tunisie, lors de l’exposition du Salon Tunisie de 1897, à titre de
délégué du Ministre de l’Instruction
publique et des beaux-arts de France et de président de la société des Peintres
Orientalistes français.
(10) Le Dâr Othman servit d'abord de lieu
d’exposition permanente pour les arts traditionnels indigènes. Classé monument historique en 1936, affecté en 1960 à l'Institut national d'archéologie et d'art, il abrite aujourd'hui le siège de la conservation de la médina de Tunis.
(11) Quant aux peintures et sculptures, destinées à ce musée, elles furent déposées à la Direction des Antiquités et des Arts et une partie restée en dépôt au Centre d’art. Cf. Faïza Matri, "Tunis sous le protectorat.
Histoire de la conservation du patrimoine architectural et urbain de la médina",
Tunis, Centre de publication universitaire, 2008, p. 345-346.
Khaled Lasram, 3 mars 2020