« Figuration et création d’un langage pictural en Tunisie »
La figuration est un fait récent en Tunisie. Elle se
manifeste à travers la peinture de chevalet, art d’emprunt, implanté par le
système colonial.
En dépit des différentes civilisations qu’a connues le pays
et dont on retrouve un peu partout les vestiges, la riche tradition artistique
berbère s’est maintenue d’une façon vivace dans les zones rurales. Les signes
qui sont souvent la stylisation d’éléments naturels, comportant un sens
magique, servent de tatouages du corps humain. Ces mêmes signes étaient
également utilisés comme décor à certains articles en particulier la
poterie et le tissage. L’abstraction, nourrie par l’art berbère, n’a pas
empêché cependant l’apparition sporadique dans les centres urbains d’un langage
nettement figuratif (notamment sous la domination romaine et byzantine), mais
la conquête arabe l’a renforcée, offrant une forme d’art particulièrement
imprégnée de spiritualité.
La société tunisienne entretenait, avec l’avènement de
l’Islam, une relation étroite avec un art hiératique se référant à la
non-figuration des êtres et en rapport étroit avec les textes sacrés et la
littérature mystique. Cette société donnait d’ailleurs au discours une fonction
privilégiée dans le mécanisme de la pensée. La communication reposait
essentiellement sur le verbe. La khataba et la façaha (éloquence,
bien-dire) ont été les formes les plus convenues et les plus pratiques de
l’expression arabe. Ce fait révèle le primat du langage discursif sur le
langage iconographique et d’une pensée exclusivement fondée sur la rhétorique.
L’iconoclasme malékite a joué, certes, un rôle prépondérant dans le refus de
toute forme figurée. Yussuf ibn Tachafine, geôlier du poète al-Mu’tamid ibn ‘Abbad,
dernier émir abbadite à régner sur Séville ou Ibn Tumert, briseur des instruments de
musique, qui ont régné au XIè et XIIè siècles sur l’empire almoravide, sont
parmi les plus illustres à avoir pratiqué l’intolérance, le rigorisme dans la
foi et le refus de toute forme d’art.
Cependant, des études spécialisées nous révèlent aujourd’hui
les aspects d’une peinture arabe et musulmane qui s’est imposée en face d’une
opposition iconoclaste virulente. (1) Si l’expérience de l’image existe donc
dans la culture arabo-islamique, elle est pourtant détournée, labyrinthique,
elle se développe en spirale, dirait-on, à travers les variations d’une
figuration sans figure, c’est-à-dire sans dénomination. En commentant l’ouvrage
de Mohamed Aziza, « L’Image et l’Islam », Jean Duvignaud note dans sa
préface « qu’en Islam le verbe suscite la forme ; la parole, voire le
geste ou la danse engendrent l’image et le jeu de couleurs. On devrait dire
alors que l’image est, en Islam, plus
enracinée dans l’existence qu’elle ne l’a jamais été dans l’Occident depuis
l’art roman. On peut même se demander si l’expérience des solidarités et des
relations humaines ou des formes que suscitent les unes et les autres n’est pas
plus importante ici que le déchiffrement des signes et l’illusion réaliste à
laquelle nous a trop conviés la culture européenne». (2)
Mohamed Aziza nous démontre dans son livre comment l’image
concrétisée par l’œuvre d’art contient en filigrane l’image informulée. Le
monde des images informulées, mythiques ou oniriques, mentales, conscientes ou
inconscientes s’infléchit à son tour dans celui de la praxis sociale. Que ce
soit l’image artistique, l’image mythique ou l’image rêvée, elles constituent
ensemble un langage semblable utilisant les mêmes représentations collectives.
Nous remarquons que dans la peinture sous-verre, art
populaire qui prospère au siècle dernier dans certaines villes tunisiennes,
l’image maintient un accord constant entre le réel et l’imaginaire, répondant
aux besoins de la mémoire sociale. Les ustura ou légendes tirées de
récits épiques, érotiques ou propres à l’histoire religieuse sont suggérées par
l’image et signifiées par des formes symboliques. En cela, la peinture sous-verre,
comme tout art traditionnel ne se fonde pas sur la représentation.
L’image bidimensionnelle des sous-verre conserve à la pensée
un certain niveau de symbolisme et se rapproche ainsi beaucoup plus de
l’écriture alphabétique que de l’image tridimensionnelle. Tout comme les images
déclenchées par la lecture, elle reste la propriété de richesses variables de
l’imagination. L’élément figuratif n’est pas totalement absent. Mais les objets
(aspersoirs, brûle- parfums, vasques…), représentés sous forme de pictographies
servent de supports à des compositions calligraphiques qui traduisent
elles-mêmes des versets coraniques, des aphorismes ou des paroles de saints.
S’opposant ainsi aux modes traditionnels, c’est surtout au niveau
du sujet figuré que la peinture à l’huile et de chevalet trouve son
originalité. L’implantation de ce nouveau mode de représentation réaliste
marque, au début du XXème siècle, une coupure avec la tradition iconoclaste. On
conçoit que l’irruption d’une nouvelle forme d’expression amenée par
l’Occident, telle que la peinture de chevalet, ait provoqué et lancé un défi d’une
nature comparable à celui que lançait par ailleurs la revendication à
l’Indépendance et à l’identité nationale.
Ce que Jacques Berque appelle « le vécu social »,
sur lequel prennent appui « les langages arabes du présent » (3),
renvoie ici à une expérimentation diverse et riche que ponctue l’exploration
des arts plastiques et de nouveaux modes de représentation et, pour la période
actuelle, de l’audiovisuel. S’approprier une technique ne consiste point à en
copier les premiers effets, mais à asservir l’instrument nouveau aux
incitations d’une culture qui cherche à fonder dans la modernité son être
original.
A.
Le réalisme figuratif
Dans une société aspirant à l’Indépendance et à l’autonomie
se pose le problème urgent du développement accéléré et du rendement productif.
L’art y est conçu lui-même comme travail sérieux et didactique, dans le sens
qu’il doit se faire discours dont la compréhension pour les masses populaires
doit être possible à travers le réalisme et l’image brute. La figuration semble
en fait donner parfaitement une cohérence à l’imagerie du peintre tunisien qui
cherche à convaincre par son art et s’adapte le plus à une considération
exclusivement littéraire et anecdotique de l’œuvre d’art.
C’est vers les années 30
qu’apparurent les premiers représentants de l’art pictural en Tunisie. Les
peintres locaux, réagissant contre l’exotisme et le poncif, se sont attachés à
retrouver le vrai visage de leur pays. Leurs sources d’inspiration furent les
réalités et les valeurs du milieu dans lequel ils ont vécu, choisissant comme
support matériel des objets, des personnages et des scènes inspirées de la vie
traditionnelle. Ce choix a renforcé, d’une part, le lien affectif entre cette
nouvelle esthétique et le public et a rendu, d’autre part, plus accessible la
lecture et le déchiffrement de l’image. Car qu’est-ce que la figuration? Sinon
cette capacité à pouvoir discerner et reconnaître des formes, autrement dit, à
composer des objets dont la réunion institue une mémoire culturelle.
Les pionniers, en voulant instaurer
une nouvelle formule esthétique, ont eu pour principale tâche d’apprivoiser un
nouveau langage iconique et de le nationaliser. C’est d’abord au niveau de
l’anecdote qu’ils ont conçu le travail d’adoption-adaptation, par une
représentation figurée de l’image significative du vécu social. Il faut
attendre les années 60 pour que s’amorce une nouvelle prise de conscience plus
profonde du problème, celle qui situe la spécificité au niveau d’une
re-création de l’écriture plastique.
Le premier tunisien de confession
islamique à avoir appréhendé un langage sans tradition, fut Yahia Turki,
surnommé à juste titre « le père de la peinture tunisienne ». (4) Son
œuvre se rapporte exclusivement à la représentation objective. Un tableau de Yahia Turki est le plaisir d’un
regard qui découvre dans l’image une réalité reconnaissable. Le regard est ici
picturalité et image vécue du visible sur un même plan.
La valeur d’une peinture se fixe par
rapport à son signifiant et à sa lecture directe. L’espace se limite à
présenter les éléments dans leur existence quotidienne et le signe renvoie sans
détour au signifiant collectif. L’art de Yahia manie ainsi des signes qui
fonctionnent par l’anecdote, comme s’il procédait à un apprentissage, afin
d’atteindre le stade opérationnel de l’image.
« Fête de l’Indépendance, place Bab
Souika », hst, collection de l’Etat
En observant l’une de ses toiles : « Fête de
l’Indépendance, place Bab Souika », nous remarquons un espace plat, simplifié
à l’extrême, où la lecture s’avère aisée pour l’esprit non initié. La
technique, non élaborée au double niveau de la perception et du rendu du
volume, donne surtout la primauté au sujet.
Tous les détails sont retenus et prennent des dimensions
démesurées leur donnant une place de choix à l’échelle de l’œuvre.
Espace dénudé, mais riche en significations, c’est ce qui
caractérise le langage plastique de Yahia, dont les signes visent à suggérer
plutôt qu’à réaliser un système aux codifications autonomes.
La disposition logique d’objets étalés dans l’espace de ses
toiles, l’absence de perspective et de modelé, font comparer ses tableaux aux
fixés sous-verre et aux naïves images illustratives de thèmes mythiques ou
religieux. C’est peut être cette parenté entre l’art de Yahia Turki et
l’imagerie populaire qui fait dire au peintre Mosès Levy, juif tunisien ayant
eu un certain impact sur Yahia, que ce dernier « parlait » arabe dans
sa peinture. (5)
Si les courants esthétiques contemporains n’ont point touché
Yahia Turki, qui pourtant a travaillé vers les années 20 dans l’atelier
d’Albert Marquet, c’est parce qu’il a choisi de communiquer avec un autre milieu socio culturel et que
pour cela il lui fallait édifier un langage qui puise ses composantes dans un
autre système de valeurs. C’est avec lui
que commence l’élaboration d’un nouveau chiffrage du signe pictural dans
un espace signifiant.
L’art de Yahia symbolise par ailleurs un acte d’outrage
vis-à-vis des milieux conservateurs qui bannissent la représentation figurée
condamnée non sans restriction par la morale religieuse. « Un carton à la
main, nous confie Yahia, j’étais en train de croquer le beau paysage qui
s’offrait à moi : le quartier de Bab Bhar de la médina. Un vieil
enturbanné de passage, ayant refoulé la foule de badauds qui m’entouraient est
venu me reprocher de faire comme les roumis… » (6)
Lorsque Yahia adopte la peinture de chevalet, il entend
peindre systématiquement son milieu. La manière dont est utilisé son langage
pictural diffère fondamentalement de celle employée par l’école coloniale.
L’intention, quant au sujet, n’est pas la même. Pour les peintres coloniaux, la
Tunisie est un sujet comme tout autre. Par sa lumière, ses paysages
pittoresques et les types humains qu’elle offre, elle devient prétexte à des
variations chromatiques et formelles.
En accueillant les différents produits appartenant à la
société traditionnelle, les peintres coloniaux récupèrent ce qui ne leur semble
pas trop incompatible avec leur conception esthétique et le présentent en tant que
produit de l’universel. Cette démarche de l’esthétique formelle les conduit à
décharger le produit de sa signification initiale. A ce propos, Jean Laude
écrit que « Dans une société traditionnelle, chaque élément codé, investi
d’une signification qui lui est propre, est référé à un ensemble auquel il
appartient, dans l’espace duquel il peut se situer de différentes façons mais
hors duquel il ne possède aucun sens. » (7)
Les peintres coloniaux se sont préoccupés jusqu’alors de figurer
des thèmes spécifiques à la Tunisie, mais leurs recherches s’inscrivaient par
rapport à l’orientalisme et à la tradition picturale occidentale et ne pouvaient
par conséquent être lisibles que par référence à leur propre contexte culturel.
Certains parmi ces artistes, ayant rejoint les courants artistiques modernes,
ont été l’objet d’acerbes critiques, comme l’a mentionné d’ailleurs Sophie El
Goulli dans sa thèse « Origine et développement de la peinture en Tunisie »
en parlant de l’apparition du mouvement abstrait à Paris et en le comparant à
la situation à Tunis : « Car cette révolution picturale,
écrit-elle, se passe au moment où le tunisien découvre la toute puissance de
l’image, son pouvoir descriptif, au moment même où il passe de l’ère orale, du
mot roi, à l’ère de l’image dont il retient l’anecdote et non la valeur du
trait et de la couleur. » (9)
Si l’on admet que
c’est avec Yahia que commence l’élaboration d’un nouveau langage pictural,
encore faut-il démontrer la continuité de ce langage et son évolution avec les
peintres qui lui succèdent. Déjà on pourrait avancer qu’avec lui s’affirme la
figuration comme mode d’expression réconciliée avec la réalité sociale. En
dépit de l’inexistence d’une critique d’art importante pouvant esquisser les orientations
générales, les quelques polémiques au sujet de l’abstraction et de la
figuration qui ont opposé, dans les années 1956-1957, Edgar Naccache à Hatem el
Mekki, révèlent déjà la formation de groupements et de tendances. (8)
Les arguments des défenseurs de la figuration se placent
surtout d’un point de vue engagé, touchant un public le plus souvent profane en
matière d’art mais exalté par le sentiment du nationalisme.
Pendant la phase coloniale, l’école du peuple constitue la
seule ressource d’inspiration valable pour les artistes tunisiens.
L’attachement artistique à un sujet, qui n’est autre que l’image de soi,
s’avère un moyen efficace de préservation contre l’emprise culturelle instaurée
par le Protectorat.
Les formes d’expression qui apparaissent avec les peintres succédant à Yahia ont un caractère d’homogénéité si l’on considère dans son ensemble l’œuvre du groupe. Même les innovations sur le plan formel viennent se combiner à un même système de figuration.
Y. Turki, « La Kharja de Sidi bou Saïd », hst
Avec Ammar Farhat, on assiste à l’échelonnement de plans successifs suggérant un sens timide de la perspective. Il conserve en outre le même réseau de distribution des figures, ainsi que le même procédé de délimitation des objets par un trait accentué.
"Circoncision", hst, 1946
L’artiste recourant à son instinct manie la couleur comme fin en soi et comme décharge de sensations. Chaque tableau, prémédité, soumis à un travail d’élaboration systématique, au moment même de sa conception et de sa réalisation, trahit un savoir-faire inné de la construction-composition et de la manipulation du graphisme et de la couleur.
« Danses
de tambours et de mezoued (cornemuse) », hst, 1960
Restant dans la tradition picturale de Yahia, le langage
artistique d’Ammar Farhat apporte néanmoins une nouvelle dimension
expressionniste où la communication se fait par l’évocation de sentiments
puisés dans la réalité populaire. S’il s’est rallié au mode de représentation
figurative, c’est encore pour domestiquer le pouvoir d’expression du langage
pictural, pour confirmer ce langage et assurer sa transmissibilité.
A.
Le signe traditionnel comme axe de
représentation
Zoubeir Turki se situe entre l’ancien langage figuratif et
l’espace du signe traditionnel. Le choix du dessin comme moyen technique
s’accorde avec une lecture plus
abordable. (9)
"Le bain maure", encre de Chine sur canson
« En cherchant les principes constructifs du tableau,
Zoubeir Turki trouva la ligne et la couleur pure pour exprimer la plénitude de
ses expériences plastiques. Il a employé le dessin pour obliger la couleur à
sublimer l’expression, pour saisir la vie avec la plénitude de ses impressions
et de ses perceptions.
La thématique pour assurer son message se développe ici dans
deux directions : d’abord par la symbolique des signes qui impliquent une
interprétation et, ensuite, par un humour qui renforce le lien de signification
de l’œuvre et qui est caractéristique d’un aspect fondamental de la psyché
tunisienne ». (10)
Zoubeir Turki considère que le réalisme pictural est la
meilleure expression perceptible par
tous ceux auxquels il destine son art. C’est ainsi que ses œuvres sont teintées
d’un humanisme profond. Dans son ouvrage « Tunis naguère et
aujourd’hui », à travers une série d’illustrations et de dessins exécutés
à la plume et au pinceau, l’artiste développe toute une thématique sur les
comportements et pratiques de l’homme traditionnel ébauchés avec infiniment de
souplesse. (11)
Nous rapportons, à titre d’exemple, l’un de ses thèmes qui
constituent la richesse du folklore tunisien et que Zoubeir Turki a magnifié
dans un langage simple et expressif : la Tijania (confrérie
religieuse). Il s’agit de chanteuses qui accompagnent la timbale et rebab
scandant les louanges du grand saint Sidi Ahmed Tijani.
« La Tijania », encre de Chine sur
canson
Nous abordons un autre peintre qui rejoint le courant de la
figuration : Ali Ben Salem. Sen miniatures sont marquées par des lignes
souples et sensuelles qui semblent être répétées à l’infini. Depuis son séjour
en Suède, Il évolue vers une stylisation poussée à l’extrême. Les formes,
épousant la bi dimensionnalité, deviennent de plus en plus épurées. C’est le
mythe de tout l’Orient qui émerge à travers un univers pictural optimiste et
coloré qui reflète les richesses d’un monde rêvé, peuplé de fleurs, de
poissons, de biches et de personnages de légendes, des houris aux grands yeux, des
princes à cheval…
« Jeune couple au milieu des
fleurs », 1930
Nous remarquons qu’avec Zoubeir Turki, Aly Ben Salem et
d’autres encore : Ali Bellagha, Hatem el Mekki, Jalal Ben Abdallah,
Abdelaziz Gorgi, Brahim Dahak… se profile un détachement du réalisme figuratif
au bénéfice d’une stylisation systématique des formes. Leurs œuvres, si elles
se placent dans la continuité de la peinture réaliste, innovent dans la mesure
où on assiste à l’introduction de la symbolique comme axe de représentation.
Observons des reproductions d’œuvres tirées au hasard, celles
d’Ali Bellagha, Les trois grâces, de Brahim Dahak : Danseuse,
d’Abdelaziz Gorgi : Malouf, et de Hatem El Mekki : Les deux notables, nous
remarquons les mêmes caractéristiques formelles, à savoir une stylisation des
formes, un espace plat avec une disposition linéaire des éléments de mise en
valeur de l’indice culturel. Ici, le
signe s’impose par ses multiples significations, constituant un langage qui se
suffit à lui-même.
Cette approche de l’espace plastique se base sur deux
niveaux : le premier, c’est que les figures humaines et les objets
matériels sont traités sur un pied d’égalité pour la signification de
l’œuvre ; le second niveau, c’est que la relation entre les éléments n’est
pas topographique ou narrative mais qu’elle répond à des exigences de
composition purement formelles.
L’œuvre d’Ali Bellagha, Les trois grâces, nous montre
des personnages et des oiseaux traités dans le même esprit que les éléments
décoratifs qui les entourent. Leur liaison les uns par rapport aux autres et
leurs grandeurs incommensurables n’ont d’autre mobile que d’équilibrer les
surfaces. Les formes contournées par un trait blanc, plates et sans modèle, ne sont
pas d’ailleurs sans nous rappeler la technique bidimensionnelle des sous-verre.
« Les trois grâces, collage et
découpage, 53x47
Le fond noir, traité dans une matière unie et l’emploi d’un
cerne blanc contournant les objets représentés accentuent leur détachement et jouent
à les mettre en valeur renforçant ainsi leur fonction en tant que signes.
On remarque généralement que toute une panoplie d’objets et
de détails particuliers : vases, instruments de musique, chapelets, éventails,
sabots, bouquets de jasmin, portes cloutées, carreaux de faïence… sont systématiquement employés par l’ensemble des peintres parce qu’ils sont précisément
la concrétisation de la vie traditionnelle retrouvée.
Cette autosuffisance de l’objet peint pour transmettre le
message provient du fait qu’il acquiert une opérationnalité nouvelle. Le
tableau qui signifiait par l’évocation de scènes, selon la logique du vécu dans
le cadre de ses contraintes spatiales et temporelles, emprunte un nouveau mode
de communication basé sur la réalisation symbolique.
Chez Jalal Ben Abdallah, les miniatures et les toiles ont
presque toutes une même composition ; seuls les objets se déplacent d’une
œuvre à l’autre, occupant chaque fois un espace différent.
« Terrasse de pêcheur », aquarelle gouachée, 60x40 cm, 1965
Dans, l’une de ses
œuvres, Terrasse de pêcheur, se juxtaposent, au premier plan, toutes
sortes d’objets (poissons, coquillages, filets, harpon, tabouret, sabots,
lanterne, fruits…) et, au second plan, s’échelonnent les terrasses du village
de Sidi Bou Saïd surmontées par la mer
et la montagne émergeante de Boukornine. Tous ces objets sont communs mais la
sélection de l’artiste les fait glisser de sens et les investit d’une autre
dimension, modifiant leur statut initial pour en faire les constituantes d’un
monde idéalisé.
Aucun
de ces objets ne correspond vraiment aux données de l’expérience sensible. Non
seulement leur disposition, mais leur contexte, leur densité, leur matière sont
le produit d’une élaboration et d’une stylisation poussée. L’artiste dispose,
manie, ordonne des éléments perceptifs identifiables mais en fonction d’une
représentation conventionnelle.
« Le henné »,
42x30cm
Une autre œuvre, exécutée par Jalel Ben Abdallah durant sa
première période, Le Henné, représente une scène familiale se rapportant
au mariage. La distribution des objets et leur arrangement réussit à créer une
atmosphère cérémoniale. Le patio richement revêtu de panneaux de céramique,
l’aménagement de l’espace habité, la mise en valeur d »éléments tels que
le tapis au centre, le chat et la jarre au premier plan ainsi que la
disposition des babouches au bord du tapis témoignent d’une conduite citadine.
L’omniprésence de ces objets prédit un nouvel ordre spatial qui se limite à
leur propre existence.
Il y a une atmosphère d’amitié avec les choses, des objets
réconciliés, des objets qui ont presque des âmes. Le fait de rassembler dans un
même ensemble fruits et coquillages (Nature morte sur la mer), ou même
de placer des colombes sur le pied d’une femme assise (Le collier de la colombe)
se base sur une conception irrationnelle de l’espace. Ni les rapports de
position d’objets, ni les gestes des personnages figurés ne répondent à l’acte
opératoire pur : ces objets sont maniables dans l’abstrait.
L’apparence déformée des architectures n’obéit pas non plus
aux règles strictes de la perspective réaliste et nous permet de dégager le
lien essentiel qui attache le spectateur à la peinture fantastique : la
fascination. Cette fascination s’exerce grâce à une représentation minutieuse
des objets : les éléments du décor sont ceux de la vieille cité (fenêtres
en fer forgé, portail, ruelles pavées, escaliers tordus, jarres, nattes…) et
enfin des personnages dont l’immobilité semble hypnotiser.
L’art de Ben Abdallah se
présente comme un vécu passionnel, une relation affective de l’artiste avec ses
modèles tout chargés d’histoire intime. Ces objets tirés systématiquement du
fond de notre mémoire deviennent les supports de notre imagination. Il en
ressort un nouvel apprentissage dans la lecture du patrimoine, lequel est
provoqué par le décodage de l’objet qui acquiert, aussi bien d’ailleurs dans
l’œuvre de Ben Abdallah que dans celle de tout le groupe, un statut relevant
d’une nouvelle considération esthétique.
(1) L’école arabe de peinture a connu un certain
épanouissement au 13è siècle notamment à Baghdad à travers l’art de la
miniature. Cf. Richard Ettinghausen : « La peinture arabe », Skira, Genève, 1962. Cf. Alexandre
Papadopoulo : « L’islam et l’art musulman », éd Mazenod, Paris,
1976.
(2) Mohamed Aziza :
« L’image et l’islam », préface de Jean Duvignaud, Albin Michel,
Paris, 1978, pp 7-8., 1974.
(3) Cf. Jacques Berque,
« Langages arabes du présent », éd. Gallimard, Paris
(4) Cf. « La Presse »,
quotidien tunisien, 19 février 1972.
(5) Cf. « L’action », quotidien tunisien, 23 avril 1972.
(6) Naceur ben Cheikh : « Mythes, réalités et
significations de l’activité picturale en Tunisie, in « Culture et société
au Maghreb, CNRS, Paris, 1975, p 152.
(7) Cité par Jean Duvignaud :
Lecture ethnologique de l’art, in « Les sciences humaines et l’œuvre
d’art », La Connaissance, SA Bruxelles, 1969, P 180.
(8) Sophie El Goulli :
« Origine et développement de la peinture en Tunisie », Thèse de 3è
cycle, Sorbonne, Paris, 1974, p 143.
(9) Cf. « L’action »,
quotidien tunisien, 1956-57, « La Presse », quotidien tunisien,
1965-66.
(10) Milaslav Krajn’y :
« Zoubeir Turki, éd de belles lettres et d’art, Prague, 1963, p. 16.
(11) « Tunis naguère et
aujourd’hui », dessins et textes de Zoubeir Turki, adaptation française de
Claude Roy, préface de Paul Sebag, STD,Tunis, 1967. Réédité par Sud Editions,
Tunis, 2005.
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