A la mémoire de Si Mohammad Hacib Khalsi, Tunis, 23 avril 1996
1 - Hacib Khalsi
(1929), photo Soler
D’aucuns, parmi les vieux habitants
du Kram, connaissaient ce personnage discret, plein de distinction et d’un
remarquable attrait physique que fut Si Hacib Khalsi, une des figures les plus
marquantes de notre localité. On le voyait souvent, durant les courts après-midi d’hivers, enroulé dans les volutes de son burnous, muni de sa canne à
pommeau d’ivoire, parcourir d’un pas alerte, loin de l’agitation des places
publiques et du tumulte des mêlées, les étroites ruelles qui bordent la mer.
Tous ceux,
parmi ses rares amis ou ses proches, le considéraient avec déférence. Si Hacib
était d’une extrême qualité par le degré de perfection, tel que peut l’être un
homme d’une grande sensibilité. Doué de perspicacité, de subtilité et de
délicatesse, il avait un goût pour les bonnes manières et l’on comprend qu’il
ne pouvait tolérer, parmi les jeunes d’aujourd’hui, ceux qui font preuve
d’incrédulité ou de désinvolture. Il manifestait un chagrin amer contre ce
siècle qui a vu tant de bouleversements violents, discréditant les usages les
plus élémentaires de la civilité et les règles essentielles de la morale.
Si Hacib
était né, le 31 mars 1909, dans la grande demeure familiale située place de la
Casbah. Ancien palais qui aurait appartenu au Caïd Mrad, père du Dey Mohamed
al-Asfar (mort en 1706), servant à un moment donné de siège à l’administration chargée
de la gestion du monopole des cuirs (Diwân Dâr al-Jild), cette demeure fut
acquise par les Khalsi en 1853. Regroupant une large famille de frères et de
cousins, elle comptait, vers 1930, quelques 150 habitants. (1) L’ancêtre, Qâcim
ben Ali Khalsi, proche de Hamouda Pacha, était vers 1793 chef des canonniers.
Il fut aussi le premier maître chawachi d’une lignée de notables marchands qui
entretenaient un commerce avec la Syrie, le Liban et la Turquie, dont
quelques-uns reconnus parmi les ‘Achra al-Kibâr. (2) La fortune qu’ils avaient
amassée ayant suscité, dans la seconde moitié du XIXème siècle et durant les
périodes de troubles, la convoitise de certains Beys, ils se mirent, pour
sauvegarder leurs biens, sous la protection du Consul de Russie.
2 - Md Lamine Khalsi (à droite) accompagné de
quelques
Commerçants du souk des chawâchiya, place de la Casbah,
S’apprêtant à une visite au Bey, le jour de l’aïd
al-fitr, 1932.
La forte crise provoquée par la
concurrence européenne dans le secteur de l’industrie de la chéchia amena
quelques membres de la famille à protéger leur patrimoine en le constituant en
habous (1878).
Lamine
Khalsi, grand-père de Si Hacib, était amine de la corporation des chawâchiya de
1902 à 1934. Il fonda, en 1890, en association avec ses deux frères Béchir et
Ahmed, un magasin de vente d’objets de toute sorte provenant d’Orient.
Acquérant auprès des beldi une grande renommée, le hanout Khalsi était synonyme
de goût, de raffinement et d’élégance. On y trouvait de hauts tarbouch
stambouli, des kachta matrouz, des damas de soie, des essences et confiseries
orientales et de précieuses reliques ouvragées de Smyrne ou de Brousse.
3 – Cour du Bardo : membres du conseil municipal de
Tunis rendant visite au Bey à l’occasion de l’aïd al-idhâ. De droite à
gauche : Chadli Khalsi, M. Ksar, Ahmed ben Arous, Président Général
Leniolo, vice-Président Lebadi, Md Fourati, Taïeb Radhouane, 20 janvier 1940, (photo
el-Galaï).
Chedly ben
Lamine, père de Si Hacib, monta en 1903 son propre commerce en face de celui de
son père et ses oncles, au 186 rue de la Casbah. Sacrifiant au goût du jour,
il se spécialisa surtout dans les articles importés de France ou
d’Europe : bonneterie, orfèvrerie, parapluies ou cannes à pommeau d’argents…
et des montres de gousset suisses qu’il était le premier à introduire dans le
pays. Lors des fréquents périples qu’il effectuait en bateau à travers l’Orient
et l’Occident, il eut, en 1904, une singulière commande de la part d’un riche
bourgeois de Tunis le chargeant de l’achat, à Constantinople, d’une odalisque.
Sur le revers du portrait photographique d’une belle jeune femme « de 17 à
18 ans », que les Khalsi conservent encore, est mentionné le prix de vente
s’élevant à la somme de 220 livres or turques !
Chedly et Hacib Khalsi, 1923, photo Soler
Chedly Khalsi, 1930, photo Taponier, Paris, rue de la paix
Durant la belle saison, la famille s’installait dans sa maison de plaisance, à Sidi Bou Saïd, édifiée autour du sabât Khalsi (3) L’un de ses membres faisait d’ailleurs partie de la commission de voirie, avant que le village ne soit doté, par décret beylical du 5 février 1893, d’un conseil municipal. N'oublions pas de citer, à ce propos, un fin poète et homme de lettres, Saïd Khalsi, qui collabora lui-même, par des traductions de textes, à l’important ouvrage de six volumes consacré à l'histoire de la Musique Arabe et qui fut réalisé par le baron d’Erlanger. (4)
6 - Saïda,
fille de Amed Zarrouq et de Baya Asfouri et mère de Si Hacib ; photo prise, vers 1920, par Md Lasram (oncle de Chedly halsi) au Dar Ahmed ben Hamda Lasram, rue du Pacha.
7 - Fatma, sœur de Si Hacib, épouse Ahmed Lakhoua, décédée en 1927 à l'âge de 27 ans ; photo prise , vers 1920, par Md Lasram au Dar Ahmed ben Hamda Lasram, rue du Pacha.
7 - Fatma, sœur de Si Hacib, épouse Ahmed Lakhoua, décédée en 1927 à l'âge de 27 ans ; photo prise , vers 1920, par Md Lasram au Dar Ahmed ben Hamda Lasram, rue du Pacha.
D’autres
familles auxquelles s’allièrent les Khalsi venaient passer l’été en leur
voisinage à Sidi Bou Saïd. La mère de Si Hacib, Saïda (morte en 1964), était la
fille d’un personnage hautement considéré au village, Ahmed Zarrouq, réputé
pour sa grande fortune. Il était lui-même le fils du fameux Mohamed Larbi
Zarrouq, président du conseil municipal de Tunis et directeur du collège Sadiki
(1875-1881), qui daigna manifester son mécontentement lors de la signature du
traité de Kasr Saïd, se réfugiant au consulat d’Angleterre d’où il partit en exil à
Istamboul. (5)
9- Mohammad Larbi Zarrouq
8- Ahmad ben Md Larbi Zarrouq
8- Ahmad ben Md Larbi Zarrouq
Baya, épouse de Ahmad Zarrouq et grand-mère de Si Hacib,
était par ailleurs la fille de Mohammad al-Asfouri qui avait assuré, de 1885 à
1902, la fonction de Cheïkh al-Médina. Il fut le dernier représentant d’une famille de
vieille souche, originaire de Séville, dont le célèbre ancêtre, Ibn Usfour,
trouva perfidement la mort à la suite d’un malentendu avec le sultan hafside Abou Abd Allah al-Mustansir survenu en 1270.
(11) Mohamed al-Asfouri, "Président de la Municipalité" portrait paru dans le journal "Le Pilori Tunisien" (deuxième année, n°34)
(12) Mohamed al-Asfouri (en uniforme), Cheikh al-Madina, entouré de ses collaborateurs et de ses agents, vers 1890.
Si
Hacib voua un particulier attachement à sa grand-mère paternelle Habiba, fille de
Ahmad ben Hamda Lasram. Celui-ci hérita d’une importante fortune que lui avait
léguée son grand-père Mohammad Lasram qui avait occupé plus de trente années
durant, la charge de premier secrétaite (bâch kâtib) (mort en 1861). Habiba
était en outre la sœur du mélomane Mohammad Lasram (1875-1961) qui, en
photographe amateur, avait laissé tout au début du siècle quelques portraits de
famille soigneusement gardés chez les Khalsi. Fils unique parmi ses quatre
sœurs, le jeune Hacib fut comblé par les faveurs de sa grand-mère Habiba. En
femme respectée par les aînés, elle sut bien des fois exercer, jusqu’à sa mort
en 1926, une autorité bénéfique sur l’ensemble de la famille.
(13) Ahmed ben Hamda Lasram , (1907), peinture de Hédi Khayachi, appartenant à Aloulou et Khédija Chérif.
(14) Chedly Khalsi, à sa droite son cousin maternel Belhassen
Lasram (1896)
Élève au lycée Sadiki de 1917 à 1921
puis au lycée Carnot de 1925 à 1928, Si Hacib débuta dans le magasin de son
père, jusqu’à la mort de celui-ci en 1950. Depuis, il géra lui-même sa propre
boutique de bonneterie, réservant une partie de son temps à la chasse dans les
campagnes environnantes de la capitale. Une clientèle de vieux citadins lui
resta toujours fidèle, mais son commerce ne tarda pas à succomber face à une
concurrence de produits de moindre qualité et de moindre prix qui envahirent de
plus en plus le marché. La liquidation complète de son magasin, en 1965, lui
permit cependant une retraite aisée dans sa villa du Kram, goûtant à une vie
paisible et sereine auprès de sa chère compagne Madame Fatma, fille du Cheïkh
Mohammad Chouikha, de sa fille Hager, épouse du Docteur Ahmad Ridha Fareh et de
sa petite-fille Rim, épouse Abderrazaq Zouari. Le souvenir de Si Mohamed Hacib
Khalsi, qui nous quitta le 22 avril 1996, demeurera à jamais au plus profond de
nos cœurs.
1 – Cf. Jacques Revault, "Palais et demeures de Tunis (XVIIIè et XIXè siècles)", éd. du CNRS, 1983, (Dâr Khalsi), pp. 309-323. (Dans le cadre d’une réhabilitation du
patrimoine architectural, le palais Khalsi a été entièrement rénové, en 1986, et aménagé en restaurant
gastronomique (Dar Jeld).
(D'après Revault, les Khalsi sont originaires d'e khlis en Arabie., installés d'abord à Djerba puis à Tunis).
2 - Cf. Jacques Revault, "Palais et résidences d'été de la région de Tunis (XVIè-XIXè s.)", éd. du CNRS, Paris, 1974, p. 195.
3 – Parmi les Khalsi qui faisaient
partie des al-‘Achra al-Kibâr (assemblée des Dix Grands), notamment
M’hammad ben Qâcim (m. 1859) et son fils aîné Mohammad (m. 1879). (Ce dernier
était le frère consanguin de Lamine, père de Si Hacib).
4 – Mohamed Saïd ben Ahmed (Hmida)
Khalsi (né en 1898 à Tunis, ), écrivain, journaliste, se rejoignit au « Jamâ’a Taht as-soûr » (groupe d’intellectuels : poètes,
libres penseurs, chansonniers…). (Trois de ses poèmes: « Yâ
zahratan fî khayâlî », "Ghannî yâ usfûr" et "Imlâlî" ont été interprétés en chanson par le musicien et compositeur Khémaïs Tarnane. Cf. Sadok Zmerli, "Figures tunisiennes - Les Successeurs" (Mohamed Said Khalsi (1898-1964) : poète et artiste), MTD, 1967, pp.261-278. (Un autre membre de la famille, Boubaker ben Ahmad Khalsi (né en 1900), vétérinaire, a été élu conseillé municipal de Tunis. Chevalier de la Légion d'Honneur ; citons encore Hassen ben Abderrahmane Khalsi (1931-2007) qui a été, avec Hammouda M'aly et Hammadi Jeziri, parmi les précurseurs du théâtre tunisien. Il a conquis une certaine célébrité à la télévison tunisienne depuis sa création en 1966 jusqu'à sa mort en 2007).).
5 - Md Larbi ben Mohamed Zarrouk (1822-1902) : farouchement hostile au protectorat français, lors de la signature du traité de Kasr Saïd, il s'opposa à Md Sadok Bey et se réfugia à la Chancellerie du Royaume-Uni. Il réussit à quitter le pays grâce à la complicité du Consul britannique. Il s'installa à Istambul puis à Médine où il est enterré.
Sources
- Communications orales de feu Si Hacib Khalsi
- Communications orales de mon oncle Si Béchir Lasram
- Abdelhamid Henia, Origine et évolution d’un patrimoine familial tunisois (XVIIIème-XIXème siècles), « IBLA », 1984, n° 154, pp. 201-247 ; 1985, n°155, pp. 3-17.
- Alya Hamza, Hanout al-Khalsi, un univers disparu, « La Presse », 6 avril 1986, p. 25.
- Jacques Revault, « Palais et demeures de Tunis (XVIIIème et XIXème siècles), CNRS, 1980, pp. 309-323 ; « Palais et résidences d’été de la région de Tunis (XVIème-XIXème siècles) », CNRS, 1974, pp. 229-231.
- Photographies aimablement confiées par feu Hacib Khalsi (2,3,5,6, 7) Béchir Lasram (13, 14) Héjer Khalsi Fareh (1,4) Frida Naïfer Senoussi (8,9).
Un Bel Hommage, félicitations !
RépondreSupprimerTrès bel article ! Merci beaucoup de m'en avoir appris davantage sur l'histoire de ma famille.
RépondreSupprimerكان لي شرف الجلزس معه لمدة سنوات قبل وفاته
RépondreSupprimerكنز معلومات عن حقبة كانت مخفية من تاريخ تونس
En effet. En plus il était d'une grande gentillesse.
SupprimerJ'aimerais bien avoir un contacte avec quelques membres de votre honorable famille, en particulier Messieurs Sadok et Ahmed qui m'avez envoyé un message. Meilleures salutations.
SupprimerPersonnellement je vis à l'étranger, mais mon père Ahmed se fera un plaisir de vous contacter via Facebook. Il avait d'ailleurs déjà l'intention de le faire.
RépondreSupprimerAu plaisir de vous rencontrer avec lui un jour, j'espère.