vendredi 15 avril 2016

A propos d'un tableau de L. du Noüy, "Les Porteurs de mauvaises nouvelles"



A propos d’un tableau de Lecomte du Noüy, conservé au Centre d’Art Vivant de Tunis : « Les Porteurs de Mauvaises Nouvelles », in « Dirassat », Revue Tunisienne d’Arts Plastiques, d’Architecture et d’Urbanisme, ITAAU, Publication de l’Université de Tunis II, janvier 1989, pp.7-13.





« Les Porteurs de Mauvaises Nouvelles », h.s.t., 74 x 121 cm, signée et datée b. d. « Lecomte du Noüy », MDCCCLXXI (Reproduction : Le Petit Journal illustré, 4 septembre 1904)


I


La meilleure définition résumant en peu de termes l’art de J.-J.-A. Lecomte du Noüy (Paris 1842-Paris 1923), est celle que donne H. Bouchot : « …c’était Ingres faisant du Gérôme » (1) 

A l’encontre du Romantisme, la peinture de Lecomte du Noüy marque une prédilection pour le dessin, la sensibilité des contours, la pureté des formes et la précision du détail. La couleur n’y est qu’un complément. Car au moment où du Noüy se forme dans les ateliers de Charles Gleyre (1861), de Emile Signol, et de Jean-Antoine Gérôme pour lequel il voue une admiration particulière, Ingres, dont l’art consiste en un véritable concert de lignes pures et de formes élégantes, garde encore la notoriété de grand maître.

En ce sens, l’œuvre de Gérôme, de Ingres ou de Raphaël exercent sur lui une grande influence ; mais il est également attiré par l’art mural de l’Egypte ancienne.

Ne connaissant pas encore l’Egypte, ce prodigieux pays lui est révélé par la lecture du passionnant « Roman de la Momie » de Gautier. Un passage du livre lui inspire sa fameuse toile « Les Porteurs de Mauvaises Nouvelles ». L’œuvre, exécutée sous l’observation experte de Gérôme, a dû être recommencée pour deux fois. Lorsque la guerre franco-prussienne éclate (1870), du Noüy s’engage dans l’armée et ne reprend son travail que plus tard, grâce à l’égyptologue Prisse d’Avennes qui met à sa disposition les planches de son album et ses collections égyptiennes.

Le tableau, une fois achevé, est exposé d’abord à Londres ; mais étant mal placé, il passe tout à fait inaperçu. Au Salon parisien de 1872, il est reçu avec le plus grand succès :

« Il y a toujours foule (raconte J. Claretie) devant ce tableau, qui a obtenu un succès d’attraction. Le sujet n’était pourtant pas fait pour attirer le public. Un drame qui se passe, comme nous dit l’inscription peinte sur le cadre, sous le roi Siphna Ménephta, dans la 18è dynastie, 1500 av. J-C., ne doit pas, en principe avoir une grande chance d’obtenir un succès populaire. Pourtant le tableau de M. Lecomte du Noüy a obtenu ce succès-là. C’est qu’il y avait je ne sais quoi de mystérieux dans la vue de ce Pharaon… » (2)

Cette toile offre les plus subtils balancements de lignes, les simplifications les plus osées. Tout est calculé, rien n’est laissé au hasard. L’exactitude du dessin, les contours nets et la répartition harmonieuse des masses renforcent, dans le tableau, son caractère de stabilité et lui donnent une atmosphère de calme et de sérénité.

Il y a imitation scrupuleuse de la nature, mais une nature disciplinée et épurée, dégagée de toutes ses imperfections.

La couleur ne sert ici qu’à souligner le dessin ; il y a même une tendance vers la grisaille et l’incolore. Les corps humains imitant la statuaire sont peints en une seule coulée d’un seul ton. Le peintre confère ainsi aux chairs une homogénéité qui contribue à donner du style à sa peinture. 

Le contraste ombre-lumière est accentué ; le modelé clair, délicat se cerne. La matière s’amincit et les figures se découpent avec sécheresse.

L’Orient est à l’honneur dans les Salons, mais, dans cette œuvre, c’est un Orient sans l’exaltation des couleurs, sans le chatoiement de la lumière ; un Orient d’une accablante froideur.

Une pâte lisse, une touche léchée, un travail méticuleux font glisser la peinture vers le raffinement et le maniérisme. Le peintre a pu ainsi rendre fidèlement les diverses matières et retenir les moindres détails.

Cette scène, émouvante et tragique, dans l’Orient de laquelle baigne la toile, contient le plus bel écrin de bijoux et d’objets précieux ; ce qui rend plus vif encore cet air d’envoûtement, d’ensorcellement prédominé par le mauvais œil du Pharaon planant sur le monde.

L’éclairage métallique ajoute un aspect de drame. Toute la lumière converge vers Pharaon, ce Dieu-Soleil, centre de gravité de la toile.

Dans cette peinture de spectacle, se maintient une certaine grandiloquence théâtrale, une recherche de l’attitude noble qui se réclame de l’antiquité. L’accumulation d’objets, d’accessoires et de motifs architecturaux servant de décor, rappelle que la scène se déroule en Egypte pharaonique.

La technique académique, conventionnelle, héritée de Ch. Gleyre est ici de rigueur. Le peintre applique les règles de la perspective linéaire. Le tableau se divise en trois plans. Au plus haut niveau, deux plans parallèles séparent la toile en deux parties égales : à gauche, Pharaon, en posture d’héroïsme, est mis en valeur par le cadrage de la tenture soutenue par des colonnes ; à droite, la ville, silencieuse, s’étend sur l’horizon lointain. En bas, les cadavres du premier plan paraissent transgresser l’espace de la toile par leur position sur-avancée, créant une distance supplémentaire entre le spectateur et la scène. Une multitude de plans verticaux sont matérialisés par les colonnes et l'emboîtement des murs des édifices. Le croisement des axes désigne la présence du Pharaon, appuyé sur son bras droit incliné. Ce bras qui venait de frapper à mort les esclaves, projette le regard du spectateur vers ce corps gisant à droite du tableau.


En appliquant les préceptes du néo-classicisme, du Noüy répond au goût de ses contemporains. Sa peinture, exaltant des thèmes comme celui du pouvoir, de la richesse ou de la tradition, fonctionne de pair avec l’idéal de la culture dominante de la bourgeoisie du Second-Empire.

II 

(1) Historique du tableau :


Acquis par l’Etat le 14 juin 1872 (3000 fr.) ; entré au Musée du Luxembourg le 9 janvier 1874 ; transféré au Dépôt de l’Etat le 27 juillet 1923 (connaissant le même sort que les œuvres des peintres académiques qui, démodées et jugées indignes furent déportées des Musées et reléguées, au début de ce siècle, dans les réserves). Déposé au Musée de Tunis le 3 août 1923), transféré au Ministère de l’Education Nationale puis au Ministère des Affaires Culturelles vers 1960 ; actuellement conservé au Centre d’Art Vivant de la ville de Tunis. (3)Aux archives du Louvre (Archives p. 3 ; 9 juin 1937), on trouve une lettre de la part de Mme du Noüy, datée de 1937, adressée au directeur des Musées Nationaux, lui demandant le lieu où se trouve le tableau : « Les porteurs de Mauvaises Nouvelles ». La réponse porte sur le fait que ce tableau a été envoyé par le ministère, en 1923, au Musée de Tunis (4)

  1. (2) Expositions :

    Londres, 1871 (n° 418); Salon de Paris, 1872 (n° 966); Vienne, 1973 (n° 418); Paris 1878 (n° 534)


  2. (3) Sources :

    Catalogue du Salon de Paris (1872) : "...Un second messager roula à côté du premier. Un troisième eut le même sort. Et Pharaon, planant par l'oeil de la pensée sur cette ville démesurée dont il était maître absolu, réfléchissait tristement aux bornes du pouvoir humain..."


Ce texte, tiré du « Roman de la Momie » et paru dans le livret du Salon, fut parodié par Stop (Morel-Retz) (artiste humoriste du Second-Empire et de la Troisième République) qui faisait allusion aux difficultés matérielles qui avaient marqué les débuts de Lecomte du Noüy : Stop, « Journal amusant », 22 juin 1872, p. 4 :



« …Et chaque fois qu’un nouveau facteur se présentait, lui apportant une lettre d’un de ses créanciers, Pharaon (Jules, Jean, Antoine), couché à la belle étoile sur les buttes Montmartre, lui crevait la paillasse avec sa bonne lame Thèbes ; puis il se prenait à réfléchir doucement sur les embêtements de l’existence… »

  • Paul Mantz, Salon de 1872, in « La Gazette des B-A. », 1872, I, p. 462 :

« On trouve les mêmes défauts dans les Porteurs de Mauvaises nouvelles, épisode emprunté au Roman de la Momie, de Gautier. Je ne pense pas que le savant coloriste puisse y reconnaître sa pensée. Sur la morne palette de M. Lecomte-Dunouy, tous les tons s’effacent et se renferment systématiquement dans une gamme qui accepte pour maximum du clair le café au lait, et le chocolat pour les extrêmes vigueurs. La scène qui, chez le merveilleux conteur, se passe en plein air, au milieu des transparences d’une nuit orientale, est calfeutrée ici dans une boîte où l’on a peine à respirer. On sait d’ailleurs que M. Lecomte-Dunouy a beaucoup d’érudition. Son tableau est peint avec un soin extrême, à la Gérôme. La note archaïque y est curieusement cherchée ; le costume de Pharaon est irréprochable, les perspectives de la ville égyptienne sont scrupuleusement dessinées ; mais combien cet art est glacé ! M. Dunouy est de l’école du pensum. Après avoir regardé un instant le Démosthène (5) et les Porteurs de mauvaises nouvelles, on se sent pris d’une folle envie de voir de la peinture de peintre, et, sans respect pour la majesté des dieux, on se jetterait à genoux devant Fragonard et Goya ; quant à Watteau, on l’embrasserait. »
  • Léonce Bénédite, « Le Musée du Luxembourg » (Catalogue), 1874, éd. 1912, p. 56 :
« A gauche sur une terrasse dominant la ville dont les maisons cubiques et les temples à colonnes s’étagent sous la nuit claire au bord du fleuve, le Pharaon est couché sur un lit que protège une tente, interrogeant fiévreusement l’horizon. A côté est posé un glaive rouge de sang. A ses pieds les cadavres des courriers dont les lanternes sont restées allumées sur les degrés, à droite. Au fond, des serviteurs veillent dans des chambres éclairées. »
  • Geneviève Lacambre et Jacqueline de Rohan-Chabot, « Le Musée du Luxembourg en 1874 », Grand-Palais, 31 mai - 18 novembre 1974, éd. Des Musées Nationaux, p. 120, n° 151.
  • Stéphane Renal, « Reflets de Tableaux Connus », éd. Lefournier, Brest, 1874, pp. 93-97 :
« M. Lecomte du Noüy – Les porteurs de mauvaises nouvelles. Ce titre concis, en dépit même d’un sous-titre que j’indiquerai tout à l’heure, met en frais de suppositions nombre de gens qui s’arrêtent devant le tableau de M. Lecomte du Noüy. Trois cadavres, couchés sanglants sur les dalles au pied d’un lit d’un Pharaon rêveur et soucieux, font naturellement supposer que des intérêts d’où dépend le salut de l’Etat, se dénouent à cette heure nocturne et que le souverain a frappé de mort les messagers qui lui ont fait pressentir un résultat contraire à ses désirs. Mais ce à quoi nul ne songe, c’est à se demander comme le juge italien : -Où est la femme dans tout ceci ? -Et pourtant une femme a mis au cœur du Pharaon, « favori de Phré, préféré d’Amon-Ra et calculateur des peuples » les dévorantes ardeurs d’une passion que désormais les flots de la mer Rouge pourront seuls éteindre. – Le sujet du tableau est pris à une nouvelle de Th. Gautier. Je veux en quelques lignes vous mettre au fait de l’aventure.

Le Pharaon qui nous occupe -celui des Hébreux au temps de Moïse- vient de rentrer victorieux dans Thèbes après une expédition lointaine. Comme il passait porté sur les pavois, à travers les multitudes accourues pour assister à son triomphe, son regard s’est arrêté sur un jeune fille, et ce simple coup d’œil, mieux que l’hippomanès (6) des sorcières romaines, a embrasé ses sens de toutes les frénésies d’un amoureux désir, si bien qu’affolé par cette convoitise inassouvie, le terrible monarque a fendu le crâne aux maladroits serviteurs tour à tour venus lui annoncer qu’ils n’avaient encore pu découvrir l’enchanteresse.

Voici maintenant quelle expression l’artiste a donnée à cette sombre humeur, à cet ennui profond d’un demi-dieu qui daignait former un souhait se voit enfin contrarié dans sa superbe omnipotence.

Thèbes dort sous l’immuable sérénité de ces nuits orientales dont les transparences bleuâtres laissent aux formes toutes la pureté de leurs contours et apaisent plutôt qu’elles n’éteignent les couleurs voisines. Pharaon occupe un lit de repos dressé sur une terrasse du palais. Protégeant cette couche d’occasion, une natte, disposée en tendelet, s’accroche par une extrémité à la muraille et par l’autre vient s’enrouler, raidie, sur un cylindre que soutiennent quatre colonnettes épanouies en fleurs de lotus et surmontées de têtes d’Hathor. Le monarque est jeune. Il est fort, il est beau, mais il a l’œil cruel d’un gypaète. Un bandeau orné de pierreries lui cercle le front autour d’une sorte de calotte qui laisse rouler vers les épaules les barbes tordues d’une étoffe brune. Un gorgerin à plusieurs rangs d’émaux couvre en partie sa poitrine. Il est vêtu d’un manteau bleu pâle à bordure rehaussé de couleurs vives, et d’une robe blanche transparente, brochée de fleurs opaques, que retient aux hanches un ceinturon orné de plaquettes métalliques. De larges anneaux émaillés cerclent ses poignets et ses chevilles. Un pied dans la peau de lion se sa couche et foulant de son autre sandale un coussin posé sur la natte qui couvre le carreau, il se tient accoudé, le menton dans la main, sur l’oreiller lilas qui déborde un chevet contourné en mufle de tigre, près duquel s’appuie un large glaive rouge de sang. Trois lanternes brulent encore abandonnées au bord de la terrasse. Ce sont celles des malheureux « porteurs de mauvaises nouvelles » dont le crâne ouvert ensanglante les dalles du premier plan. Le plus en vue appartient à la race noire. Il a les cheveux crépus, l’omoplate tatouée en bleu, il est nu et sanglé à la taille par une ceinture. Les autres portent le caleçon bridant aux hanches à la coiffe saïte des Egyptiens. Je soupçonne l’un de ces derniers qui ouvre à demi un œil atone d’être encore un peu vivant, mais il a ses raisons pour ne le vouloir point paraître. Sans prendre souci de cet horrible voisinage, le monarque contemple l’immense Thèbes s’enfonçant à l’horizon vers la chaîne libyque, le Nil promenant ses méandres argentés à travers les constructions plates qu’accidentent les obélisques, les pylônes, les colosses et les bouquets de palmiers ; et tandis que deux femmes, dont la svelte silhouette se détache à l’angle extrême de la terrasse sur une rouge ouverture du gynécée, le seul endroit où l’on veille encore, se demandent anxieusement la cause d’une aussi noire mélancolie, « Pharaon -dit le sous-titre du livret- planant par l’œil de la pensée sur cette ville démesurée dont il est le maître absolu, réfléchit tristement aux bornes du pouvoir humain. »

Cette peinture de M. Lecomte du Noüy m’a fait éprouver le même intérêt curieux que mes visites aux collections égyptiennes du Louvre, et du Musée de Boulacq en 1867, aussi bien que la lecture de la Momie, de Salombo et d’autres travaux de même genre. La plume de M. Th. Gautier n’aura, ce me semble, rien à reprocher au pinceau qui l’a si docilement suivie. La nuit du peintre c’est « le jour bleu succédant au jour jaune » dont parle le poète et néanmoins c’est là une vraie nuit, avec sa clarté douce qui, à peine bleuie, comme un reflet, laisse voir non seulement les vives couleurs des peintures murales, des chapiteaux épanouis en fleurs de lotus, et les légendes hiéroglyphiques ; mais encore les nuances de plus en plus délicates des tentures, des nattes, des fines étoffes et des ornements qui environnent le Pharaon. Le tableau de M. Lecomte du Noüy révèle de sérieuses études et un travail patient. Il est harmonieux, il a de la grandeur, et je n’hésiterai pas à le louer sans réserves, si des opinions fort respectables en reprochaient à l’exécution une certaine sécheresse et à la composition quelques angles de premier plan qui contrarient le regard. Prévenant avec sagesse les controverses auxquelles pourrait donner lieu sa renommée future, l’artiste se déclare, au livret, élève de M. M. Gérôme, Signol et Gleyre. Assurément il leur fait honneur à tous les trois, mais si au lieu de nommer ses maîtres, dans un ordre purement arbitraire, comme je le suppose, il les avait placés en raison de l’influence qu’il paraît avoir conservée de leurs leçons, il m’étonnerait que M. Signol ne tînt pas le premier rang. »
  • Gonzaque Privat, « La Galerie Contemporaine », Baschet, Paris, 1877 :
« …En 1872, les Porteurs de mauvaises nouvelles, que le Musée du Luxembourg s’empressa d’acquérir. A mon sens, cette toile est l’œuvre capitale du jeune artiste. L’effet en est saisissant. C’est le drame épique dans sa sauvage grandeur.

Couché sur la terrasse qui domine la ville où la lune répand ses lueurs livides, le Pharaon pensif attend les messagers de la victoire. A ses pieds gisent, baignés dans leur sang, les esclaves imprudents qui ont osé dire à leur maître que ses ennemis étaient triomphants. Et lui, impassible, mystérieux et terrible, comme ses sphinx de granit qui gardent les pyramides où ses os reposeront un jour, il interroge la nuit où doit briller l’étoile des Pharaons. »
  • Jules Claretie, « Peintres et Sculpteurs Contemporains », Charpentier, Paris, 1873 (l’Art français en 1872), p. 118 :
« …ce Pharaon couché sur ses coussins, se mordant les ongles, impatient d’attendre, contemplant une ville endormie, et à ses pieds ceux qui ne lui venaient pas dire : « Ton rêve est réalisé ! » Quel rêve était-ce donc ? Ceux qui ont lu l’admirable livre de Th. Gautier « le Roman de la Momie », se rappellent la scène où le Pharaon silencieux, découpant sur le coin de la terrasse ses noirs contours, comme une statue de bronze scellée à l’établissement, y appelle dans la nuit : « Tahoser ! Tahoser ! » et de son sceptre en métal fond le crâne dur des messagers qui ne lui viennent point dire que Tahoser n’est pas loin.

C’est cette scène que M. Lecomte du Noüy a rendue. Il a réédifié Thèbes endormie, avec ses constructions gigantesques, ses pylônes, ses palais de Ramsès et d’Aménophis ; il a étendu sur la terrasse le Pharaon, semblable à une statue osirienne, et a fait ainsi un très dramatique décor, quoique, à vrai dire, le ciel soit un peu semblable, et la composition toute entière, à un beau tableau d’opéra. N’est-ce point pour cela peut-être que le public a tant regardé ce drame ? ... »
  • « Le Petit Journal illustré », 4 septembre 1904 :
« Outre le grand intérêt artistique qui ressort de l’œuvre si puissante et si belle (…), il semble qu’à ce tableau magistral, où se trouve si habilement reconstituée une page sanglante de la vie antique, se rattache en même temps un intérêt d’actualité rétrospective.

Voilà comment, au temps lointain des Pharaons, arrivaient les nouvelles. Des hommes, des marcheurs exercés, couraient nuit et jour, par les monts et les plaines, jusqu’à la ville où trônait le despote. La nouvelle était-elle bonne ? Le maître couvrait le messager d’or. Etait-elle mauvaise, au contraire ? S’agissait-il de la défaite de ses armées, de la perte de ses flottes, su massacre et du pillage de ses caravanes ? Le tyran, poussé par un aveugle instinct de férocité, déversait sa rage sur les malheureux qui la lui apportaient.

« Combien de fois, dans ces temps barbares, d’innocents messagers ont-ils payé de la vie les mauvaises nouvelles qu’ils étaient chargés de transmettre à quelque monarque impatient ? … »
  • G. de Montgailhard, « Lecmpte du Noüy », A. Lahure, Paris, 1906, p.19.
  • H. Bouchot, préface du livre de Montgailhard « Lecompte du Noüy », p. XI :
« …Car l’Orient n’est pas que d’eunuques endormis à la porte d’un sérail, il y a les fauves. Tel ce Pharaon, œuvre capitale et troublante où tout se machine par le drame en des oppositions splendides ; le calme d’une belle nuit et la rage de ce cheval humain, vautré désespérément sur sa couche, au milieu des cadavres de ses Porteurs de mauvaises nouvelles… »
  • Isabelle Errera, « Répertoire des peintures datées », Librairie d’Art et d’Histoire, Bruxelles, 1920, I, p. 814. (7)

          (4) Reproductions :

  • Catalogue du Musée de Luxembourg, 1874, p. 114 (n° 166) ; édition 1912, p. 56 (n°168) ; éd. 1974, p. 1201 (n° 121).
  • Larousse du XXe, V, p. 726.
  • Carte postale ; Photothèque du Louvre
  • Philippe Julian, « Les Orientalistes, la vision de l’Orient par les peintres européens au XIXe s. », Office du Livre, Fribourg, Paris 1977, p. 60
  • Lithographié par Ch. Schaller.

III

« Les Porteurs de Mauvaises Nouvelles », œuvre maîtresse de L. du Noüy, rayonna d’un vif éclat dans les Salons parisiens du XIXème s. Elle suscita l’intérêt particulier des critiques d’art, mais connut une éclipse trop durable et sombra longtemps dans l’oubli le plus déconcertant. (8)

Aujourd’hui les collectionneurs avisés, relançant la vogue de la Peinture de Salons, ce chef-d’œuvre retrouve, à bon droit, sa place légitime et son ancienne gloire.

C’est l’extrême talent du peintre, sa sensibilité poussée, son travail minutieux qui nous touchent encore aujourd’hui. Le sujet trop violent, trop cruel frappe nos imaginations et fait vibrer nos cœurs.

Image d’un Orient fabuleux, ce tableau retrouve confortablement sa place dans une terre d’Orient. Le Tunisien y découvre des signes et symboles familiers appartenant à sa culture, un écho venant de ce pays trop cher qu’est l’Egypte. L’Egypte ancienne des Pyramides, condensée et cristallisée dans cette toile.

Vision occidentale et représentation orientale, symbiose de l’Orient et de l’Occident, cette œuvre n’est-elle pas à l’image de la Tunisie, point de relais entre l’Est et l’Ouest ?

Elle a choisi pour patrie la Tunisie ; elle y demeurera et occupera la place de privilège qu’elle mérite, couronnée par l’intérêt bienveillant du Centre d’Art Vivant de Tunis. (9)

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(1) Henri Bouchot : préface du livre de G. de Montgaillard, « Lecomte du Noüy », A. Lahur, Paris, 1906, p. IX.

(2) Jules Claretie : « Peintres et Sculpteurs », Charpentier, Paris, 1873 (L’Art français en 1872), p. 323 (cf. de Montgaillard, pp. 117-118).

(3) Poussé par le désir de découvrir cette toile, j’ai dû fouiller dans les bureaux et les moindres recoins du Ministère de la Culture. Par une heureuse coïncidence, j’ai fini par la trouver (juin 1988) au fond du dépôt du Centre d’Art Vivant, emballée dans une couverture en plastique. J’ai donc attiré l’attention du directeur du Centre sur la valeur à la fois historique et artistique de cette fameuse toile qui sans doute mérite un intérêt accru et un sort bien plus digne.
(Concernant le Centre National d'Art Vivant (ancien Casino du Belvédère) sa création en 1978 a permis d'organiser des expositions d'art périodiques ayant pour objet de remettre en valeur la production picturale des peintres coloniaux et celle des peintres de l'Ecole de Tunis. La parution de plusieurs publications et d'une série de livrets contenant des illustrations d’œuvres et biographies d'artistes demeurent des documents utiles pour la recherche. A la suite de la fermeture du Centre en 1990 (réaménagé en club pour les officiers militaires), les collections (dont quelques trois cents tableaux de peinture coloniale) ont été transférées dans une aile de Kassar-Saïd, au Bardo. Elles se trouvent aujourd'hui entassées dans un dépôt. Il est urgent de procéder à l'inventaire de ces collections afin de les classer par peintres et par périodes. Elles offriront ainsi un panorama assez complet de l'ensemble de la production picturale tunisienne et notamment celle de l'époque coloniale. Il y a cependant un manque évident concernant la période qui précède la première guerre mondiale).

(4) M. Jacques Foucart, conservateur du musée du Louvre, m’avait lui-même remis deux boîtes d’archives comportant des affaires personnelles ayant appartenu à du Noüy. Il y avait dans cet ensemble une lettre autographe, signée par la femme de l’artiste. Il s’agirait vraisemblablement de Theresa Marie Fisanne que du Noüy a épousé en troisièmes noces après la mort de ses deux premières femmes, (et dont il peignit un portrait en 1906). Elle devrait être, en 1923, date de l’envoi de cette lettre, encore en vie ?

(5) Autre tableau de Lecomte du Noüy, exposé avec « Les Porteurs de Mauvaises Nouvelles » au Salon de 1872.

(6) Liqueur utilisée par les Grecs et les Romains pour rendre le cheval frénétique d’amour

(7) M. Denis Bjaï, professeur de lettres françaises à l'Université d'Orléans, a eu l'amabilité de m'envoyer un mail dans lequel il m'avait signalé l'intérêt de l'écrivain franco-américain Julien Green (1900-1998) pour le tableau (Les Porteurs...), qu'il découvrit encore enfant au Musée du Luxembourg où le conduisait sa mère au début du XXè siècle. Voir son "Journal" (publié en 19 volumes couvrant la période 1919-1998) et notamment sa "Autobiographie", t. V de l'édition de la Pléiade, Gallimard 1977, à partir de l'entrée "Porteurs de mauvaises nouvelles", de l'index, p. 1770.
(8) L’art académique, reflétant le goût officiel de l’époque, nommé par dérision « art pompier » par le courant avant-gardiste, a été pour un long moment jugé indigne. Confiné dans les réserves des musées ou dispersé dans divers institutions et administrations, il connut, à partir des années 80, un certain regain d’intérêt. Une bonne partie des acquisitions du musée d’Orsay (inauguré en 1986) provient des anciennes collections du musée du Luxembourg (constituées à l’origine par des achats au Salon). (Voir : Geneviève Lacambre, « Le Musée du Luxembourg en 1874 », catal. d’expo. au Grand Palais), éd. Des Musées Nationaux, Paris 1974).

(9) Il est mentionné, dans certains site web, que le tableau de Lecomte du Noüy, « Les Porteurs de Mauvaises Nouvelles », a été « affecté au Musée d’Orsay » (www,musee-orsay.fr).








1 commentaire:

  1. À signaler l'intérêt de l'écrivain franco-américain Julien Green pour ce tableau, qu'il découvrit encore enfant au musée du Luxembourg où le conduisait sa mère au début du XXe siècle. Voir son Journal et surtout son Autobiographie, au tome V de l'éd. de la Pléiade (Gallimard, 1977), à partir de l'entrée "Porteurs de mauvaises nouvelles" de l'Index, p. 1770.
    Merci de l'avoir retrouvé et localisé au Centre d'art vivant de Tunis.
    Denis Bjaï, Université d'Orléans

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