Mémoire vivante de la Tunisie
La Tunisie vient de perdre l’une de ses
figures les plus emblématiques : Ahmed Djellouli, « Le Temps
», 22 avril 2011.
Qui n'a pas connu, de près ou de loin, parmi
les gens de tout âge et de toute condition, Sid’Ahmed Djellouli ? Sa
présence était sollicitée dans toutes les cérémonies officielles, les fêtes
religieuses, les funérailles et les contrats de mariage. En invité de
marque, il se distinguait par sa silhouette familière, sa belle allure et
son aspect élégant. Son burnous immaculé garni de passementerie, sa haute
coiffe d'un rouge écarlate, pourvue d'un galon épais et noir et sa fine
moustache rehaussaient sa prestance et lui donnaient plus d'éclat. Mais en
plus de son attrait physique, de sa courtoisie, il était surtout
remarquable par son érudition, sa culture étendue et l'alacrité de ses
propos. Tous ceux qui l'ont fréquenté découvraient en sa personne un
véritable gentilhomme, doté de tant de noblesse et de générosité.
Ses auditeurs étaient ravis de l'écouter, tant
il possédait l'art du discours. Il intéressait l'assistance, citant à
profusion, sans faillir, des passages entiers puisés dans les traités
d'histoire et que sa mémoire prodigieuse avait intégralement retenus. Il ne
confondait jamais les dates chronologiques, ne se trompait jamais sur les
généalogies, relevant des éléments précieux sur des événements importants
auxquels il avait assisté, évoquant des faits et gestes d'hommes célèbres
qu'il avait côtoyés. Quiconque voulait s'informer sur le passé de la
médina, sur ses bonnes traditions, sur les us et coutumes de ses habitants,
devait infailliblement s'adresser à lui. C'est que ce personnage, que tout
le monde estimait, était féru d'histoire. Il était fin connaisseur de cette
longue période, très tumultueuse, au cours de laquelle la dynastie husseïnite
avait régné, deux siècles et cinquante-deux années durant, sur la Tunisie. Période pourtant lointaine, marquée
par le protectorat français, et qui s'acheva avec l'Indépendance de notre
pays, il y a de cela plus d'un demi-siècle. Si les jeunes générations n'ont
point connu ces temps révolus, les événements qui s'y déroulèrent, les
personnages importants qui y vécurent devenaient si familiers, si attachants
et si proches pour tous ceux qui écoutaient Ahmed Djellouli relater, par le
menu, les hauts faits, les dénouements et les péripéties de l'Histoire,
brossant d'authentiques portraits de princes, de dignitaires ou de clercs,
évoquant à leur sujet des anecdotes amusantes et pittoresques, donnant
ainsi à ses propos plus de teneur et de véracité.
La connaissance des événements du passé, des faits relatifs à l'histoire
d'un peuple, d'une nation, étaient jugés par lui dignes de mémoire. Il
s'évertuait à dire que l'on ne peut construire le futur que sur les solides
bases du passé, et qu'oublier son passé, c'est s'oublier soi-même. Un jour,
il cita à juste titre cette phrase d'Anatole France : « Le présent est aride et trouble,
l'avenir est caché. Toute la richesse, toute la splendeur, toute la grâce
du monde est dans le passé ».
Mémoire vivante de la Tunisie du temps des Beys, il a hérité de son
entourage familial une large culture. Il appartenait à l'une des familles
patriciennes des plus prestigieuses où étaient durant longtemps recrutés
toute une lignée de notables makhzen, caïds et ministres. Mais il avait
surtout acquis son épanouissement spirituel grâce à ses connaissances
livresques. Il fut un grand collectionneur d'ouvrages de grande valeur, de
manuscrits anciens, de revues ayant trait à l'histoire tunisienne, mais
aussi d'albums de photographies souvent inédites qu'il déployait avec soin,
s'ingéniant à identifier, d'une manière précise, les portraits d'hommes
disparus qui y sont représentés.
Toutes ces collections étaient rangées dans les alcôves et les chambrettes
de son fastueux palais, le Dar Djellouli (sis rue du riche à la médina de Tunis) que son bisaïeul, Mahmoud, caïd de Sfax et de Sousse et conseiller de Hamouda Pacha, avait
acquis et aménagé à la fin du XVIIIè siècle. Tous ceux parmi les habitués
ou parmi les chercheurs en quête de documentation venaient découvrir ce
riche patrimoine. Ils étaient accueillis avec autant d'empressement et de
bienséance, car le maître des lieux savait recevoir en grand seigneur.
Ahmed Djellouli Md Lahbib Djellouli
Seul enfant mâle, Ahmed naquit en 1930 dans la demeure ancestrale qu'il
avait d'ailleurs occupée sa vie durant. Il vécut son enfance, avec ses cinq
sœurs, dans l'opulence et l'amour des siens. Son père, Md Lahbib Djellouli,
était ministre de la plume puis ministre de la Justice en 1943. Son
grand-père, Ali, appartenait à la génération de tous ceux qui avaient
assisté à l'installation du protectorat. Il était lui-même le fils d'Hassan ibn Mahmoud ibn Bakkar ibn Ali ibn Farhat. Ce dernier, contemporain des
Mouradites, mourut à la fin du règne d'Ibrahim Chérif. Quant à la mère d' Ahmed, Sarra, elle appartenait à l'illustre famille de magistrats, les Ben
Achour ; elle était la fille de Mohamed (ancien président de l'administration
des Habous) et la sœur du grand savant Cheikh Md Tahar Ben Achour.
Dès l'âge de vingt-cinq ans, Ahmed fut nommé Khélifa (fonctionnaire de
l'administration régionale) de Béja (1954-56) puis de Mjez-el-Bab. A l'issue de la proclamation de la
République, il reprit son activité en tant que directeur de Monoprix
(1960-72) puis directeur de la Stil (1977-90).
Durant sa retraite, il ne renonça pas à sa vie mondaine. Très fidèle à ses
proches et à ses amis, il demeura un homme du monde accompli. Et lorsque la
mort inexorable vint le ravir, après une brève maladie, il s'éteignît dans
la paix du Seigneur, confiant d'avoir assisté à l'avènement d'une ère
nouvelle dans l'histoire moderne de sa chère patrie, à laquelle il s'était
tant dévoué, une ère aspirant à plus de liberté, de justice et de
prospérité.
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*Je dois à mon ami Mohamed Djellouli, neveu du défunt Ahmed Djellouli, des renseignements au sujet de l'histoire de sa famille. Je le remercie vivement.
Khaled Lasram
(Voir: Alya Hamza: Une demeure d'histoire et de prestige, in "Maisons et Jasmins", Hiver 2010-2011, n° 5, pp. 100-106.)
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Allah Yara7mou wina3mou
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