In Memory, Mahmoud Stamrad : le savant, l’historien et l’homme de lettres
Avec
sa disparition, le 20 avril dernier, c’est toute une source inépuisable de
savoir qui s’en va, «La Presse», mardi 9 mai 1995,
p. 2.
(Novembre
1974)
Si
Mahmoud Stamrad était parmi ces personnalités authentiques et de haute valeur
irremplaçables dans les générations présentes ou futures. Ce 20 avril 1995, il
venait de s’éteindre dans la paix du Seigneur. Tous ceux qui l’ont connu, de
près ou de loin, reconnaissaient en lui le modèle accompli du Tunisois courtois
et affable, se distinguant par son allure noble et sa culture raffinée. On le
rencontrait partout, dans les cérémonies heureuses ou tristes, et sa présence
était appréciée unanimement par une société qui éprouvait à son égard une haute
considération digne de son rang.
Né à
Tunis au mois de dhûl-hijja 1325 (6 janvier 1908), il fut élevé par son père
Ali ben Hamda Stamrad, un des notables de la Médina (haut fonctionnaire de la
santé publique), et par sa mère Om-Héni, fille du Cheïkh Mohammad Béchir
Belkhodja (chef de la section d’Etat au Ministère de l’Intérieur), lui-même fils du
vénérable Cheïkh al-Islam Mohammad Belkhodja. Il avait donc pour oncle le
général M’hamed Belkhodja qui eut sur l’éducation de son neveu un impact
déterminent. L’oncle du défunt, Si M’hammad Belkhodja, était directeur du Journal
Officiel et directeur du protocole. Connu surtout pour ses recherches en
matière d’histoire tunisienne, il fut l’auteur d’un important ouvrage sur les
monuments du culte anciens et récents : « Ma’âlim at-tawhîd ».
La
famille Stamrad, l’une des plus vieilles et des plus célèbres, remontait
directement au Dey de Tunis Usta Mourad (né vers 1570 à Levanto en Italie). Cet
illustre ancêtre se distingua dans la fonction de raïs et d’amiral de la
flotte, puis de chef de l’armée. Conseiller intime de Youssef Dey, il accéda
après la mort de celui-ci en 1637, à la haute charge de Dey jusqu’à sa mort en
1640. Son court règne, qui fut une période de prospérité, est considéré comme
l’âge d’or de la course maritime en Tunisie. Usta Mourad, connu pour ses
actions héroïques et pour sa droiture, fortifia les forts de la régence contre
les incursions corsaires et fit appel, en 1638, à l’architecte Moussa pour
construire l’un des forts de Porto Farina (Ghâr al-Malh). La rue principale qui
traverse ce village côtier porte encore son nom, en témoignage de
reconnaissance.
Au
52, rue des Selliers à Tunis, le mausolée familial réunit les tombes sur lesquelles
sont inscrits sur des épitaphes en vers les noms d’Usta Mourad et de ses
descendants, en particulier celui de son fils Ali, de son petit-fils Mahmoud et
de son arrière-petit-fils al-hâj Hammouda. Ce dernier fut, comme nous le raconte
Mohammad Séghir Ben Youssef, auteur du « Machra' al-malkî », injustement
étranglé, vers 1740, sur ordre de Ali Pacha, subissant le même sort que son
allié et beau-frère le Bey Husseïn. (2)
C’est
dans l’imposante maison familiale, rue des Juges, que le jeune Mahmoud reçut
ses premiers éléments d’arabe et apprit tout le Coran. Il entra à l’école
primaire de la rue Sidi Azouz puis au lycée Carnot, où il fit ses études
secondaires, se révélant particulièrement doué pour la langue française et le
latin. Accédant, à la mort de son père en 1928, à la fonction publique, il fut
le premier autochtone à avoir occupé à un moment donné l’important poste
d’inspecteur des services administratifs et profita de sa situation pour
apporter son soutien et son aide au mouvement naissant de l’UGTT. De 1947
à 1950, il exerça la fonction de directeur de cabinet au ministère Mustapha
Kaâk.
Revenu
à ses études, un moment délaissées, Si Mahmoud assistait régulièrement en
auditeur libre aux cours dispensés à la Grande Mosquée. C’est ainsi qu’il eut
droit à des ijaza (2) en fiqh de la part de cheïkhs zeïtouniens.
Parallèlement, il s’inscrivit à l’Ecole des langues d’al-Attarine où il eut
pour maîtres Cheïkh Hmida Bayram et le grand orientaliste William Marçais.
C’est là qu’il rencontra le grand érudit Othman Kaâk et le savant Cheïkh Fadhel
Ben Achour qui exercèrent sur lui une influence notoire. C’est surtout Cheïkh
Arbi Kabadi, doyen des lettres, avec qui il se lia d’amitié, qui l’initia à l’adab
et affermit sa passion pour la poésie arabe. En 1934, il participa à côté
de Cheïkh Kabadi à l’œuvre de fondation de la Rachidia (3) et fit un des
membres de sa section littéraire.
Particulièrement
doué pour les belles-lettres, Si Mahmoud possédait une faculté d’assimilation
peu commune. Il lui suffisait d’entendre déclamer devant lui une seule fois des
vers classiques ou modernes pour les retenir définitivement et les réciter par
cœur. Son intérêt assidu pour les grands exégètes, rhétoriciens, linguistes et
penseurs arabes maintenait l’étendue de sa culture, la richesse de sa
conversation et la sûreté de son érudition. On n’hésitait pas à le consulter
sur la datation d’un texte, l’attribution d’un poème antéislamique à tel ou tel
poète ou sur les structures rythmiques et thématiques d’une qacîda. Il
était en somme pour le public lettré un renvoi sûr et une source inépuisable. (4)
Féru
de fiqh hanafite, passionné surtout d’histoire et de culture
tunisiennes, il était de surcroît un véritable généalogiste et un fin
connaisseur de la société tunisoise. Sa participation aux cercles littéraires,
ses émissions radiophoniques (diffusées dans les années 40) et ses articles
parus dans la revue al-Thouraya (3è, 5è numéro et suivants) suscitaient
l’admiration de ses interlocuteurs, de ses auditeurs ou de ses lecteurs.
Sociable,
humble avec les pauvres, débordant de foi, il était objet d’égards et de
respect de la part de tout le monde. Il fut aussi, en heureux père de famille,
toujours entouré des soins de sa campagne dévouée, Zahida, fille de Si M’hammad
Ben Raïs et nièce de Si Ahmad Ben Raïs, ministre de la plume et bâch kâtib, de
ses deux filles, Mesdames Samia Belkhodja et Zohra Ben Zakkour, l’une et
l’autre exemples parfaits de politesse et de distinction et de ses
petites-filles, ainsi que ses amis qui resteront fidèles à la mémoire de celui
qui consacra sa vie durant au culte de la dévotion, du savoir et du respect de
nos valeurs ancestrales et de nos traditions.
Si Mahmoud Stamrad en compagnie de Si Baha ed- Eddine, Cheikh de la Zawiya de Sidi Brahim Riahi lors d'une cérémonie, 14 sept. 1978.
Si Mahmoud Stamrad en compagnie de Si Baha ed- Eddine, Cheikh de la Zawiya de Sidi Brahim Riahi lors d'une cérémonie, 14 sept. 1978.
Zawiya de Sidi Brahim Riahi ,13 avril 1984
(1) La ijâza est une licence livrée par le Maître, attestant que son élève avait acquis une certaine capacité à pouvoir enseigner une discipline donnée.
(2) Cf. Mohammed Seghir ben Youssef, "Chronique tunisienne", ouvrage traduit par Victor Serres et Mohammed Lasram, éditions Bouslama, Tunis, 1978, pp. 221-223.
(3) La Rachidya est une institution culturelle et artistique, créée en 1936 dans le but de préserver de l'oubli et de réhabiliter le patrimoine musical traditionnel en Tunisie.
(4) Une lettre adressée par Mahmoud Stamrad à Mahmoud Chammam, en date du 1er juin 1987, (ayant d'ailleurs déclenché une certaine polémique entre ces deux cousins), témoigne cependant, à travers ses tournures d'expressions recherchées et l'élégance de son style de la maîtrise de son auteur de l'arabe classique le plus pur. Cf. Mahmoud Chammam, "Les Clubs littéraires en Tunisie", Imprimerie "Publici-T", Tunis, sd., pp. 101-107.
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